dimanche 7 janvier 2007

L'héritage nu d'Aharon Appelfeld

Comme peut-être beaucoup de gens, certaines discussions, commémorations ou lectures portant sur la Shoah me mettent mal à l'aise.
Je comprends ceux qui vont aduler Primo Levi et recommander à toutes leurs connaissances la lecture de Si c'est un homme. Mais je le dis honnêtement, ce livre ne me satisfait pas. Il est essentiel en ce qu'il décrit précisément la vie quotidienne d'un camp de concentration adossé à un camp d'extermination dont les cheminées ne cessent de cracher leur fumée morbide.
Il est essentiel en ce qu'il permet de toucher partiellement du doigt les effets inhabituels d'une plongée au sein de l'enfer pour des êtres humains finalement "normaux".
Mais ce livre oublie de poser des questions: pourquoi suis-je ici ? Que doit-être ma vie après ?
Ces questions, Le Pianiste (Wladislaw Szpilman), qu'on a pu voir à l'écran dans le film de Roman Polanski, ne se les pose jamais. Après la guerre, après le Ghetto de Varsovie, il retourne en Pologne reprendre sa petite vie de chef d'orchestre.
Je le dit avec beaucoup de recul ainsi qu'avec beaucoup de respect pour leur expérience unique: je ne comprends pas comment une traversée pareille n'a pas déclenché en eux un questionnement profond sur ce qu'était qu'être Juif. Est-ce par instinct de protection, pour ne pas devenir fou comme ces héros de Kafka qui ne savaient pas bien ce qu'on leur reprochait ?

Et alors que sur les bourreaux, la réflexion n'a jamais été aussi présente (depuis Hannah Arendt jusqu'aux Bienveillantes), je n'ai en fait pas l'impression que le questionnement sur la spiritualité juive des rescapés de la Shoah ait été jamais abordé, si ce n'est par des clichés faciles et forcément biaisés (Où était Dieu pendant la Shoah ? Les rescapés ont coupé tout lien avec Dieu, etc, etc....).

Et puis vint Aharon Appelfeld. Une illumination. Déjà dans Histoire d'une Vie, il aborde ce sujet avec beaucoup de délicatesse, ce qui n'exclut pas une fulgurance évidente.
Mais dans L'héritage nu, petit livre de 94 pages aux éditions de l'Olivier, Appelfeld signe et m'apaise. Enfin quelqu'un qui sort des discours convenus sur la Shoah et les rescapés. Sur leur identité juive avant la Shoah et leur identité juive après la Shoah. Dans trois conférences retranscrites dans ce recueil, Appelfeld dit des choses qui n'ont encore jamais été dites auparavant, mais qui méritent d'être scrutées.

D'abord sur l'avant Shoah: "Les années 1920 et 1930 se lancèrent dans l'assimilation. L'émigration en masse, le communisme et un effondrement interne minèrent le judaïsme d'Europe de l'Est et menacèrent de le réduire à rien. L'assimilation était partout. En vérité, les grandes communautés , aux racines anciennes et profondes, maintenaient encore les formes traditionnelles, mais c'était par inertie et non sous l'effet d'une force intérieure. C'était le stade final et difficile de la transition entre une unité tribale religieuse et la petite bourgeoisie moderne."

Les Juifs étaient devenus des petits-bourgeois qui avaient oublié ce qui avait fait la force et la subversivité du judaïsme. Appelfeld cite un passage de la Lettre au Père de Kafka, qu'on devrait faire lire à tout père de futur Bar-Mitzva.
Sa description des Juifs assimilés ressemble également étrangement à certains autres Juifs assimilés, séfarades cette fois, arrivés en France dans les années 60:

"Pour ma génération, l'assimilation avait cessé d'être un but, c'est devenu un way of life, si l'on peut dire. Il y avait bien, c'est vrai, quelques vestiges d'existence juive qui frémissaient encore, mais ils étaient sans vie. Le juif petit-bourgeois se considérait libre des anciennes traditions et, par conséquent, c'était un candidat potentiel au monde de la Haute finance, à la médecine, au droit, à l'industrie. Dans la pensée petite-bourgoise, il n'y avait alors, pas plus qu'aujourd'hui, de place consistante pour le judaïsme. Le judaïsme était considéré comme un anachronisme dont il était difficile de se débarrasser complètement. "

La Shoah survint, et elle fut pour ces Juifs assimilés un terrible révélateur, un miroir qui posait une question en plus d'un reflet: pourquoi moi qui ai abandonné toute trace de judéité ?
Aharon Appelfeld, tout en constatant l'absence béante de questionnement chez les survivants, qui se "contentent" d'un témoignage le plus factuel possible, propose l'art comme mode d'expression qui puisse donner à penser cet évènement du point de vue de l'individu, de ses craintes et bien sûr de ses refoulements.

Mais Appelfeld va plus loin, notamment dans la 3ème conférence du livre. Il prend très au sérieux les comportements parfois inouïs de certains Juifs qui tenaient à conserver le joug divin même dans un endroit où nul trace de Dieu ne semblait se faire sentir.

"Qui a traversé la Shoah n'oubliera jamais les cris de "Ecoute Ô Israël" qui fracassèrent l'air et ebranlèrent le sol. (...) Le juif n'affrontait pas seulement les nazis mais aussi sa propre judaïté, qui le hantait. La brûlure intérieure n'était pas moins vive que dehors celle des flammes. (...) Nous vîmes clairement pendant la Shoah, comment les juifs pratiquants élevèrent les commandements à un degré de pureté absolue. Nous vîmes comment l'observance des pratiques religieuses, la pratique de la cachrout, le shabbat, la prière à l'heure voulue, n'étaient pas que les piliers de la religion, ils devinrent les colonnes de feu qui illuminèrent l'obscurité où se trouvaient ceux qui n'avaient jamais connu auparavant, dans leur vie, les commandements du judaïsme."

Compte-tenu de la dimension sociale et politique que l'expression a prise, Appelfeld hésite à utiliser le terme de "Hozer Bitchouva" et son hésitation est tout à fait légitime et compréhensible. Mais c'est bien de cela dont il s'agit: un retour à une vieille connaissance qu'on avait enfoui au plus profond. Et désormais "l'exigence de sens se fait plus pressante".

Je l'ai dit, certaines manifestations commémoratives de la Shoah me mettent mal à l'aise. Mais comment aurais-je pu penser qu'un écrivain pût exprimer avec autant de clarté et de lucidité ce sentiment diffus de décalage ? Comment écrire cela sans s'appeler Aharon Appelfeld:

"Comment, après tant d'années dans l'intimité de la mort, les créatures que nous étions devenues ont-elles pu se métamporphoser en petits-bourgeois, confortablement installés, sans vision sprituelle, profondément absorbés dans la routine ?
La grande expérience, parce qu'elle ne fut jamais assimilée, a parfois transformé ceux qui l'ont connue en caricatures. On les rencontre, ces caricatures, un peu partout: dans des conférences universitaires, des symposiums, des cérémonies commémoratives, des banquets. Je me souviens d'une cérémonie à laquelle assistaient des déportés d'Auschwitz. Les hommes étaient élégants, des femmes des portaient des parures d'or. Il y avait sur la table des mets délicats et, entre deux services, les gens racontaient ce qu'ils avaient connu, faisaient des discours, ils distribuaient des subventions et évoquaient leurs prochaines vacances en Israël. Cela peut, d'un certain côté, représenter une sorte de vie, une vie dont on devrait être reconnaissant, mais d'un autre côté, c'est simplement une caricature absolue de la vie."

Dès lors, je comprends mieux le recul et la distance de Benny Lévy dans Etre Juif (ed. Verdier), vis-à-vis de Primo Levi et de son jugement d'un certain Kuhn, qui continuait à prier dans sa baraque.

Comment transformer en vision spirituelle les couches profondes qu'a ramenées au jour la Shoah, demande Appelfeld à la fin de l'ouvrage ?

Les bruits faits par les enfants dans les maisons d'études, insensibles au brouhaha du monde, me semblent être une première étincelle de réponse.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Tres intéressant cet article.
Y a il eu demission du peuple juif?
Si c'est encore pire que c'est le cas aujourd'hui hui en diaspora effectivement on peut en relever une raison divine .
Attention je ne légitime pas la shoa cette action est inadmissible et injustifiable mais parmi les raisons qui on poussé cela peut etre que ...

Si quelqu'un a des sources sur la vie spirituelle avant la shoa ca m'intéresserai.

Anonyme a dit…

Je l'ai lu c'est en effet un excellent livret...

Je le recommande grandement...

lecteur juif a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
lecteur juif a dit…

J'ai lu A. Appelfeld, grâce à vous !
Cet homme est grandiose !

Il interpelle énormément, et contraste avec ce qui peut être dit sur la shoa.

Une remarque :
Je me suis souvent demandé quel pouvait être la place de la littérature dans le judaïsme. A savoir que la plupart de nos écrits parle à partir du Texte (thora écrite et Thora orale). Et que pour écrire une parole qui "vise" ou fait sens, il était nécessaire de s'exprimer à partir de là.
La littérature juive en dehors du texte n'avait donc pas sa place.

Cependant à la fin de la 1ere conférence dans l'héritage nu, Appelfeld nous explique comment la littérature doit être abordé.
D'ou part elle, de qui parle t-elle, et vers quoi se dirige t-elle.

Et la il faut noter que sa démarche est frappante dans la similitude avec la thora.
A savoir qu'il n'est pas question de généralités mais d'individus, on parle de cas précis et concis. La parole énoncée est reliée à un passé, l'héritage des pères. Ce qu'Appelfeld décrit aussi dans histoire d'une vie, que son écriture n'a été possible qu'a partir du moment ou il a saisi que son passé doit exister en lui, pour que son présent soit signifiant.

C'est aussi la critique que lui emet le poète Ouri : La parole doit avoir une visée, on ne fait pas de l'art pour l'art !

A partir de là je trouve qu'Appelfeld redonne du sens à la littérature dans le sens ou elle peut à partir de son contenu, de ce qu'elle cherche à raconter, indiquer un chemin a suivre.

Un rav a dit que la littérature est la thora des goyim (au sens fort).

Avec Appelfeld la littérature a aussi sa place dans le judaisme!
(Agnon étantlui, par ces récits et contes, déjà à l'intérieur du texte).

Qu'en pensez vous ?