jeudi 7 août 2008

Discussion Orthodoxes - Conservatives


Pour ceux qui n'auraient pas encore perçu ce qu'est le Web 2.0, voici un exemple tout à fait intéressant qui met en valeur l'intérêt des blogs.
A l'époque du Web 1.0, lorsqu'un article était écrit, n'importe qui pouvait le lire, faire des remarques à son voisin de palier, mais ça n'allait pas plus loin. Avec le Web 2.0, tout change grâce à l'interactivité que procurent les nouveaux outils 2.0 dont les blogs sont parmi les principaux représentants. Lorsque j'ai écrit un article sur l'ouvrage de Marc Shapiro sur la relation de Saül Liberman avec l'orthodoxie (issu d'une famille orthodoxe, il a intégré le séminaire de formation rabbinique du mouvement conservative tout en conservant une pratique personnelle du judaïsme très proche de l'orthodoxie) j'eus le plaisir de voir apparaître des commentaires fort intéressants provenant des deux rabbins représentant le courant Massorti (Conservative) en France, messieurs Yeshaya Dalsace et Rivon Krygier. Un échange eut alors lieu dans les pages de commentaires. Même si de mon côté je n'ai pas la prétention d'avoir un discours parfaitement structuré quant à ces questions, il me semble que le dialogue est assez fécond pour vous le faire partager sur un billet indépendant. Comme vous le constaterez, c'est moi qui parle en dernier, mais le sujet n'est pas clos et messieurs Dalsace et Krygier peuvent bien évidemment poursuivre, l'avantage avec le Web, c'est qu'on peut modifier/prolonger un article très facilement ! Bonne lecture !

Yeshaya Dalsace:

Je découvre votr
e Blog avec beaucoup d’intérêt. Liebermann ne représente pas un cas unique. D’autres érudits venus du monde orthodoxe sont venus « fructifier » le mouvement Massorti. C’était le cas de Schechter découvreur de la Gueniza du Caire, de Louis Ginzberg, talmudiste renommé et grand spécialiste du Talmud de Jérusalem, descendant du Gaon ; d’Abraham Heschel héritier d’une cour hassidique ; de David Weiss Halivni hassid de Satmar et Hilouy (géni) dans le Talmud… Il existe de nombreux autres exemples. Je crois que la raison pour laquelle ces différents personnages s’orientèrent vers le mouvement Massorti tout en ayant parfois avec lui des relations tendues sur certains points, c’est qu’ils y trouvaient ce qu’ils cherchaient : un endroit où vivre un judaïsme authentique tout en poussant la recherche intellectuelle au plus haut niveau et sans entraves. Aucun de ces personnages n’est revenu vers l’orthodoxie au sens propre, y compris Weiss Halivni qui créa un petit mouvement Massorti très conservateur en opposition aux femmes rabbins, d’ailleurs par la suite il reconnut à mi mot que ce changement était nécessaire.

L’exemple de Liebermann montre bien une chose : la « rupture » avec le monde orthodoxe arrive dès lors que l’on met un pied dans l’ouverture. Liebermann n’était pas repoussé pour ses idées, ni ses travaux extrêmement intéressants, mais par ce qu’il avait remis en cause la hiérarchie en se permettant de penser librement. La « rupture » ne vient pas de l’excès des idées novatrices d’un mouvement comme Massorti (position de la femme et autre) mais du refus de s’enfermer dans une position idéologique qui est celle de l’orthodoxie. C’est pourquoi, il me semble que tout intellectuel juif d’une certaine ampleur qui viendrait des rangs de l’orthodoxie sera forcément amené à ce point de rupture à moins de savoir se préserver avec la plus grande prudence (ce qui a priori n’est pas très « intellectuel »).

L
’exemple de Soloveitchik montre une tension sans rupture mais cependant à la limite, par contre plusieurs de ses élèves feront cette rupture (Hartman par exemple). L’œuvre de Liebermann, est une œuvre remarquable bien que difficile d’accès. Sa position sur les femmes rabbins est semble-t-il, plus générationnelle qu’autre chose. Comme le dit une plaisanterie : « qu’est-ce qui différencie un massorti d’un orthodoxe ? 50 ans. »

Je me permets maintenant de critiquer une insertion de votre part : « Les orthodoxes craignent, et malheureusement la suite leur donnera raison, que les conservatives, en perdant le lien avec la tradition rabbinique, soient portés à prendre des décisions qui n'aient plus rien à voir avec la tradition juive. »

C’est aller un peu vite en besogne et bien mal connaître le milieu Massorti que d’af
firmer une perte de liens avec la tradition rabbinique. Cela est complètement faux et reste à prouver. Les décisions prises, même si elles sont contestables et d’ailleurs parfois contestées à l’intérieur même du mouvement (mais bien des décisions orthodoxes le sont également), ont à voir avec la tradition juive et notamment la tradition de l’éthique et de la morale sans lesquels le judaïsme perd tout son sens. À l’inverse, on peut très bien considérer, que l’incapacité à regarder en face certains problèmes et à leur trouver des solutions (Agunot, place de la femme, homosexualité…) n’a rien à voir avec la tradition juive qui ne s’est jamais basée sur des positions injustement tranchées. Les choses sont un peu plus complexes et il semble inévitable au monde juif, quelles que soient ses tendances idéologiques que certaines questions de société deviendront de plus en plus incontournables qu’on le veuille ou non.

Merci pour
votre Blog que je mets en lien sur le site de Massorti.com Yeshaya Dalsace (Rabbin et webmaster de Massorti.Com)

Le Monde Juif:

M. le rabbin Dalsace,
Tout d'abord, bienvenue sur mon blog, c'est toujours avec un grand plaisir que je reçois des commentaires de la qualité de celui que vous nous avez offerts.

Sur le fond, je ne partage pas complètement votre analyse: "l'ouverture intellectuelle" serait le critère déterminant de césure entre le monde othodoxe et le monde massorti. C'est, selon moi, faire fi de deux phénomènes.

Premier phénomène: Il existe d'une part de nombreux membres éminents du monde orthodoxe pour qui le monde intellectuel et universitaire était tout sauf inconnu et qui pourtant maintenaient une position idéologique et une pratique orthodoxe.
C'est bien sûr le cas du Rav Soloveïtchik, mais aussi de Yeshayaou Leibowitz (professeur de chimie et de neurobiologie), ou du Rav Hutner. En France, Manitou était évidemment un tenant de cette tradition, tout comme Lévinas dont l'attachement au rite et à la parole des sages est connue. Même dans le monde dit "ultra-orthodoxe", des personnalités comme le Rav Wolbe, qui étudia à Berlin dans sa jeunesse ou le Rav Guedalia Nadel, élève du Hazon Ich, n'ont jamais eu le moindre problème pour exploiter chacune des ressources des sciences profanes, sans se soucier du "qu'en-dira-t-on" parfois effectivement pesant dans certains de ces milieux. Dans un autre registre, Benny Lévy n'a bien entendu jamais fait table rase de Platon, qu'il a toujours pris très au sérieux. Son maître hiérosolymite, le Rav Moché Shapira est marié à une professeur de psychologie à l'Université. Plus proche de nous, le Pr Claude Riveline, éminent professeur à l'Ecole des Mines et élève de Manitou ne transige jamais dans ses écrits comme dans ses conférences sur une approche orthodoxe de la Thora. On peut évidemment dire la même chose du Grand Rabbin Bernheim.

Deuxième phénomène: toutes ces personnes, aussi différentes et eloignées qu'elles puissent être du Rabbi de Satmar au Rav Kook en passant par le Rabbi de Loubavitch et Leibowitz, partagent une "foi" commune, qui les différencient radicalement des Massorti.
C'est bien là que se produit la césure epistémologique selon moi: les orthodoxes sont attachés à respecter une tradition ininterrompue depuis le Sinaï et ne pourront pas se permettre de faire l'impasse sur les décisions prises par des décisionnaires antérieurs. Ne pas faire l'impasse ne signifie pas dire Amen à toutes leurs décisions et être dans l'incapacité de s'y opposer. Vous savez bien que le Gaon de Vilna ou le Hafetz Haim ont parfois pris des décisions halakhiques allant à l'encontre du Choulhan Aroukh.
Mais ces décisions n'ont pas été prises en disqualifiant d'office les anciens maîtres pour des raisons sociologiques comme peuvent le faire les rabbins Massorti.
Plaquer une interprétation sociologique ou historique sur les enseignements du Talmud s'avère souvent très inhibant. Il n'est en effet plus possible pour ces textes de nous enseigner une leçon valide sur des problématiques encore actuelles: ils ont été disqualifiés d'office par, un exemple, "la société patriarcale en vigueur au moyen-orient à cette époque". Comme nous le rappelait Lévinas, la critique biblique et de manière plus générale les travaux universitaires, malgré leur intérêt évident, ne peuvent pas remplacer l'étude de la "vérité des textes éternels". Concept qui, pour les universitaires, n'a pas de raison d'être.

Sur la place de la femme par exemple, je ne suis pas certain que le défi principal de notre époque soit de garantir l'accès des femmes à la liturgie. Il est plutôt de rechercher dans nos textes les principes fondamentaux qui nous permettront de créer un lien fertile entre l'Homme et la Femme dans une société où la tendance est plutôt à l'uniformisation, voire à la confusion des genres, concept fondamentalement opposé à la tradition juive. Cependant, si l'on sort des polémiques habituelle et qu'on essaie de se placer sur le terrain intellectuel justement, la césure entre orthodoxes et massorti est lucidement analysé par les travaux de chacun des camps sur l'ontologie de la Halakha.
Je me rappelle notamment une discussion avec le rabbin Ryvon Krigier dans laquelle celui-ci reconnaissait que sa perception de la Halakha était en totale divergence avec celle que proposait le Rav Soloveïtchik dans son "Ich HaHalakha". Idem avec Leibowitz.
Cela n'enlevait rien au grand respect qu'inspirait ses penseurs à Ryvon Krigier, comme il me l'a confirmé, mais cela montre tout de même qu'au-delà d'une "fermeture idéologique et sociologique" de l'orthodoxie dont je ne remets pas en cause l'existence, il existe des différences de fond plus profondes. Mais comme vous l'avez très bien dit, cela n'empêche pas le dialogue ! Merci encore pour votre intervention.

Yeshaya Dalsace:

Cher M.
Je reviens des mois plus tard visiter votre Blog dont j’apprécie particulièrement la grande tenue et l’intelligence du propos. Je me permets donc de reprendre notre conversation et surtout de vous répondre avec retard. Mais j’aimerais la pousser plus loin si vous êtes d’accord et l’intégrer sous forme de débat sur le site Massorti.Com afin de mieux comprendre le point de césure entre les orthodoxes et les Massorti. Il est rare de trouver un interlocuteur de qualité chez qui l’on sent une véritable recherche intellectuelle, sincère et sans a priori. Je ne vous cache pas que cela me manque et qu’un tel dialogue serait très utile pour le grand public. A vous de juger.

En attendant, voici ma réponse à la vôtre ci-dessus.
Je crois que c’est une erreur de vouloir mettre dans le même système orthodoxie et Massorti. Il y a une très grande divergence, non pas tant sur la forme que le fond. Cette divergence tient à une conception différente d’un point de vue théologique. Elle se base essentiellement sur la connaissance. C'est-à-dire que l’accès aux connaissances modernes a poussé les rabbins Massorti à repenser certains problèmes tout en voulant maintenir la Halakha et les rituels traditionnels. Ce que refusent absolument de faire les orthodoxes. Il me semble que la véritable différence est là.
Dois –je ou non incorporer mes connaissances contemporaines à mon système ancestral ?
Dois-je au contraire me garder de cela pour préserver ce système ancestral qui pourrait être remis en cause, partiellement ou plus profondément ?
C’est absolument certain que bon nombre d’orthodoxes ont une instruction universitaire de qualité (chez les Haredim ils sont une toute petite minorité). Cependant la plupart des exemples que vous citez ne sont pas de véritables orthodoxes. Levinas, Manitou, Leibovitch, mais des orthopraxes. Le Rav Kook et le rabbin de Loubavitch n’avaient pas à ma connaissance de formation universitaire, ce qui n’enlève rien à leur génie. Levinas n’était pas un homme de la Halakha et n’a que très peu écrit dessus. Manitou donna sa bénédiction à plusieurs de ses étudiants proches pour aller étudier dans le séminaire Massorti (dont Krygier), je crois qu’il était extrêmement conscient de la nécessité de s’adapter à la situation nouvelle. Leibovitch a clairement prôné une réévaluation complète du statut de la femme dans la Halakha.

Vous dites : « Les orthodoxes sont attachés à respecter une tradition ininterrompue depuis le Sinaï et ne pourront pas se permettre de faire l'impasse sur les décisions prises par des décisionnaires antérieurs. » Il me paraît évident que les Massorti également. Là-dessus il n’y a aucune différence. Les Massorti ont été créés par
Zekharia Frankel afin de faire face au danger de rupture historique qu’il ressentait chez les réformistes de son époque. L’idée de continuité historique du Judaïsme depuis le Sinaï est un pilier de la pensée et de la théologie Massorti et a été largement développée dans les écrits des grands penseurs du Mouvement Massorti (Frankel, Schechter, Heschel…). Je crois que la différence n’est pas ici. Les Massorti vont introduire dans leur réflexion halakhique une dimension historique et philosophique (méthahalakhique) dont ils tiendront compte. Ce n’est pas pour autant qu’ils font fi des décisionnaires passés, mais ils les remettent toujours dans leur contexte. Pour eux, la Halakha représente un système dynamique qui est soumis aux forces de l’Histoire. Il faut donc faire avec, accompagner le mouvement de l’Histoire et ne pas le nier. Il est clair que pour un Massorti, certains aspects de la Halakha sont indéfendables aujourd’hui, quand bien même ils l’étaient dans le passé, et doivent être neutralisés par tous les moyens : soumission de la femme, voire son oppression, statut du Mamzer, rapport aux non-juifs, aux homosexuels… D’autres aspects de la Halakha doivent devenir plus réalistes, condamnation de l’inadéquation entre la réalité sociologique juive et la position des Batei din contemporains… (notamment sur la question des conversions). Alors qu’au contraire, il me semble qu’un orthodoxe refuse de prendre en compte l’Histoire. Il la connaît peut-être, mais elle n’a aucune influence sur sa théologie. Je crois que c’est ici que réside la véritable différence. Cette question du rapport à l’Histoire est extrêmement complexe et comporte de nombreuses implications. Elle mériterait un vrai débat de fond. Dans le cas de Lieberman, la véritable question est ici. Il tenait compte de l’Histoire et c’est pourquoi il était Massorti. Son attitude personnelle par rapport à tel ou tel point précis (comme celui du statut de la femme) n’enlève rien au problème de fond. Il est évident qu’il voulait éviter une rupture avec les orthodoxes. D’autre part, la non-reconnaissance par certains orthodoxes de son statut de rabbin, relève à mon avis du même problème, pour eux, un rabbin qui tient compte de l’Histoire, n’est plus un rabbin. Cette question du rapport à l’Histoire me semble fondamentale.

De mon point de vue, ne pas en tenir compte relève de l’ineptie intellectuelle, c’est pourquoi je ne suis pas orthodoxe. Il me semble que pour beaucoup d’orthodoxes, tout à fait au courant de la recherche historique, il y a une peur de faire entrer le loup dans la bergerie. Commencer à tenir compte de l’Histoire risquerait de mettre tout le système par terre. Les Massorti ont tout à fait conscience de la difficulté et cherchent à pacifier la question, mettre ensemble le loup avec l’agneau, c'est-à-dire rendre compatible l’idée de tradition et de fidélité à cette tradition, avec l’adaptation aux nouvelles conditions emmenées par la modernité. C’est une utopie quasi messianique ! La véritable question est de savoir si cela marche ou non.


La position Massorti a le mérite d’être honnête. Elle a le gros inconvénient de demander un effort subtil au commun des gens pour continuer à pratiquer et à croire. C’est pourquoi, pour la masse des membres du mouvement Massorti, ce genre de problèmes ne se pose pas, ils ne cherchent qu’un judaïsme de facilité. La position orthodoxe est plus efficace pour le grand public. Elle est moins subtile et cherche à apporter plus de réponses qu’à poser des questions. Pour beaucoup de juifs sécularisés, le rabbin orthodoxe représente une image rassurante du passé. Aux yeux de gens comme moi, l’orthodoxie comporte un énorme inconvénient, elle est intellectuellement difficile à défendre. Je ne peux pas personnellement croire que Dieu soit misogyne ou raciste. Je ne peux pas croire à la véracité de la littéralité textuelle. Il m’est intellectuellement impossible de ne pas contextualiser, donc relativiser, mon propre système de croyances et de pratiques. Ne pas le faire serait un mensonge et rendrait donc inapte tout mon judaïsme. C’est pourquoi il m’est strictement impossible d’être orthodoxe. Cela n’a strictement rien à voir avec le degré de pratique quotidienne, je peux être extrêmement « froum » sur ma propre discipline. Il me semble que le problème était le même pour le Rabbin Shaül Lieberman. Je ne crois pas un instant, qu’un homme de sa qualité soit resté là où il était sans être entier avec ce qu’il faisait, tout en se posant parfois des questions. Maintenant je crois que la réalité est beaucoup plus complexe.

Il me semble qu’il existe des quantités de crypto Massorti. C'est-à-dire des orthodoxes officiels qui dans le fond ne croient plus à l’orthodoxie tout en gardant une profonde affection pour celle –ci parce qu’elle représente une image rassurante du passé. Cette situation n’est pas nouvelle, depuis longtemps déjà, on peut observer des Maskilim nistarim, dans le monde le plus traditionnel.
La vraie question reste de savoir si on tire des conclusions pratiques de cette Askala, ou non. Je crois que la cassure est là. Quand à Soloveitchik, admirable penseur que j’enseigne chaque Kippour après midi dans ma communauté, il a ce défaut orthodoxe de ne pas vouloir regarder certains problèmes en face. Dans Ish Hahalakha, il défend l’idée que respecter scrupuleusement la Halakha orthodoxe, c’est atteindre le plus haut niveau de moralité. Mais c’est partiellement faux et certaines sougiot sont indéfendables sur le plan de la morale universelle. Il le savait très bien, mais refusait de les aborder afin de défendre sa thèse. Je préfère la position Massorti qui consiste à dire : c’est indéfendable et je ne cherche pas à le défendre car cela correspond à une certaine mentalité ou un certain discours qui fait partie de l’Histoire de mon peuple, mais que je n’accepte pas pour moi-même, parce que je peux justement assumer notre Histoire sans apologétique indispensable. Cela me semble plus clair et plus droit intellectuellement. C’est un peu ce que disait en son temps Maimonide sur les sacrifices. Pas facile de savoir qui a vraiment raison dans son système. Il me semble clair qu’il nous faut assumer le présent pour avoir un avenir. A mes yeux toute crispation idéologique enlève la crédibilité de son auteur.
Tous ces problèmes ne sont pas simples et nous sommes bien petits pour les porter. Il ne demeure pas moins que la survie du Judaïsme et de la parole sinaïtique l’exige de nous. Dur bonheur d’être juif….
Bravo encore pour votre Blog

Yeshaya Dalsace
Webmaster de Massorti.com


Rivon Krygier

Je découvre avec grand intérêt ce blog, en félicite l'auteur que je connais mais qui semble vouloir rester anonyme, ce que je respecte. Ce blog a non seulement une haute tenue, il ouvre à un dialogue et un débat en marge des institutions, et ce fait à lui seul, mérite tous les éloges. Les conflits ne naissent-ils pas en grande partie de ce que l’on croit que « l’autre » dit et fait ?


Je réagis sommairement aux deux extraits suivants portant sur l'écart qui se serait creusé entre les orthodoxes et les conservative (massorti).

Le Blogger : Les orthodoxes craignent, et malheureusement la suite leur donnera raison, que les conservatives, en perdant le lien avec la tradition rabbinique, soient portés à prendre des décisions qui n'aient plus rien à voir avec la tradition juive. L'évolution de ce mouvement, que Shapiro rappelle en conclusion de ce livre (ordination des femmes, légitimation de l'homosexualité, etc.) et que Lieberman lui-même trouvait répréhensible justifiait de se tenir à l'écart de toute personne susceptible de défendre cette vision du judaïsme. D'où certaines prises de position visant à interdire toute relation avec Lieberman, ainsi que d'utiliser son travail.

Shapiro :
"Recent decades have seen Orthodoxy move to the right, just as Conservative judaism has moved to the left. Conservative judaism has embraced halakhic egalitarianism as an absolute, and seems on the verge of a major shift in the direction of legitimizing homosexuality. Considering the way the two movements look today, it is hard for many to imagine that there was a time when the divisions were not so stark, when one's denominational affiliation did not necessary place one in direct ideological conflict with members of other denomination. There was a time when great talmidei hakhamim of both denominations could be intellectual comrades, and outstanding minds from the Orthodox world could join their Conservatives colleagues in teaching Torah. It is a lost world of American Judaism."


Cette présentation des choses fait l’impasse sur un certain nombre de données incontournables. Notamment quand il est dit que des décisions ont été prises chez les conservative qui n’ont plus rien à voir avec la tradition juive, ou lorsqu’est justifiée implicitement la mise à l’écart de Lieberman, et par suite la tentative par l’orthodoxie pure et dure d’anathémiser le mouvement conservative.
Il y a eu de tout temps des réactions d’anathémisation dans les débats religieux, à l’intérieur du peuple juif et à l’extérieur : des centaines de milliers de gens assassinés, martyrisés convertis de force ou privés de liberté de conscience. L’Eglise catholique, comme on le sait, a beaucoup utilisé cette arme redoutable au cours de son histoire tant envers les juifs qu’envers ses « hérétiques et schismatiques » en son sein. Même s’il reste des traces de la posture inquisitoire, la situation a bien changé. Aujourd’hui l’Eglise catholique est bien plus avancée dans le dialogue avec les Orthodoxes (chrétiens), Anglicans et Protestants que ne l’est l’orthodoxie juive, et ce n’est pas peu dire.

Il ne faudrait pas oublier que dans le judaïsme, par le passé, des plus grandes figures, aujourd’hui encensées par l’orthodoxie, telles que Maïmonide, Moïse Haim Luzatto, le Baal chèm tov ont été anathémisés par des rabbins des institutions communautaires diverses, avec des conséquences parfois très graves ! On trouve dans le Talmud une forte réserve à ce type de procédé (même si on trouve aussi des propos contraires).
Voici un exemple à méditer : Rabban Gamliel, chef du Sanhédrin (instance suprême politique et juridique) à l'époque de Yavné (Palestine, 100-135) témoigne de ce que toutes les mesures autoritaires qu'il a pu prendre, dont l’excommunication du grand sage rabbi Eliezer, n'avaient qu'un but : « chè-lo yarbou mahlokot be-Israël : que les dissensions ne se multiplient pas au sein du peuple d'Israël » (Baba Metsia 59b). Intention très noble mais néanmoins condamnée par Dieu. Il n’est pas disculpé devant Dieu des multiples abus d'autorité qui lui auront valu sa destitution et de terribles cataclysmes sur tout Israël. C'est que l'effort d'unification, aussi louable fut-il, se heurte à des résistances et des dérives qui mettent en péril la dynamique féconde de la controverse et étouffent la plurivocité de la Tora. Si Saül Liberman devait être écarté, à ce compte-là, il faudrait ajouter à la liste noire Abraham Yehoshua Heschel, Louis Ginzberg, Louis Jacobs et bien d’autres figures, toutes conservative/massorti, parfois moins connues mais non moins éminentes tant par leur érudition dans divers domaines, leur sagesse que leur piété. Sans parler des millions de juifs, oui des millions !, actuellement affiliés aux mouvement conservative ou reform.
Accuser tout ce monde schismatique est injuste et provoque justement la scission. La « scission » entendue par l’inquisition juive, c’est-à-dire en fait, le divorce avec la conception et la pratique orthodoxes, est d’abord le fait de la sécularisation, de la laïcisation, de la contestation portée par le mouvement des lumières sur l’ensemble de la société. Or les mouvements religieux modernistes ne sont pas la cause de cette crise mais à des degrés divers, des tentatives de la résoudre !
Comment ? En conciliant les acquis du progrès (égalité des sexes, abolition des peines corporelles et de la coercition religieuse, prise en compte scientifique de l’évolution et histoire des idées et pratiques religieuses, etc.) avec la tradition religieuse, et non en la rejetant comme le firent d’autres. La crise traverse tant le public non pratiquant, libéral, massorti et orthodoxe. Et le public est fait de gens qui cherchent à un degré ou un autre de bonnes raisons de se rattacher à la religion, non des personnes qui la combattent.
L’anathème, la qualification infamante d’hérésie est une accusation non seulement humiliante mais très grave car elle peut aller jusqu’à appeler au meurtre, pour ceux qui connaissent les sources rabbiniques anciennes. Certaines sources anciennes et modernes ne sont d’ailleurs pas beaucoup plus tendres envers ceux qui ont rejeté sciemment la tradition, par athéisme et contestation du bien fondé de l’observance. Mais pour des raisons politiques, de récupération et d’inféodation de ce public-cible qui constitue aujourd’hui la masse critique du peuple juif, une sorte d’amnistie pseudo-amnésique règne. Ce n’est pas le lieu ici de développer ces aspects douloureux et très dangereux pour l’avenir du peuple juif, mais de mentionner juste ce qui suit.

Il existe actuellement une orthodoxie moderne dont il n’est hélas pas fait mention dans ce débat. Or celle-ci, tout en défendant âprement ses positions, n’a jamais mis au ban le mouvement massorti, ni d’ailleurs les réformistes. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas leur style ! Ils sont entrés dans la modernité et donc, tentent de convaincre plutôt que de vaincre, de persuader plutôt que d’imposer. Ces modern orthodox comptent et ont compté en leurs rangs de très grandes figures telles le rav Eliezer Berkovits qui a laissé de très brillants écrits.
Je ne le conteste pas, il existe aujourd'hui un certain nombre de divergences avec une certaine orthodoxie sur des questions brûlantes de modernité : statut des femmes au sein du culte (le droit de chanter en public, de compter à part entière, d’enseigner la dracha, le traitement des inégalités matrimoniales), des exclus (homosexuels, mamzérim, agounot, candidats aux conversions), l’accueil des enfants de mariages mixtes et des convertis, etc. Mais pour autant il existe aux Etats-Unis et en Israël d’importantes figures et institutions du judaïsme orthodoxe moderne (tels l’Institut Hartmann ou Pardès, à Jérusalem) qui non seulement nouent des relations de bonne intelligence et de partenariat avec le mouvement massorti mais expriment des conceptions très similaires sur toutes les questions évoquées ! Allez donc lire leurs publications ou visiter la communauté de Shira hadasha (« modern orthodox ») de Jérusalem. Allez examiner les responsa et positions telles celles des rabbins Shlomo Riskin, David Hartmann sur le statut des femmes ! Yeshaya Leibovits aussi, bien qu’il ne s’agisse pas d’un rabbin.

Il existe bien plus de convergences que de divergences entre les massorti et ces modern orthodox, sur tous les sujets d’actualité religieuse !
Bien sûr, comme le dit très justement Shapiro, il y a eu une radicalisation, un clivage accru. Il est vrai que pour une certaine part, l’orthodoxie s’est durcie dans un sens, et le mouvement conservative/massorti dans le sens opposé. Mais ce clivage ne reflète qu’une partie de la réalité car il existe beaucoup de conservative proches des modern orthodox et vice versa. Du reste, ce qui doit primer n’est pas tant la convergence de vue, même si on ne peut que le souhaiter, c’est la capacité à nouer aujourd’hui un dialogue civilisé. Tel est le grand enjeu : sauver l’unité du peuple juif, avec sa féconde diversité.


Le Monde Juif

Bonjour messieurs Dalsace et Krygier, C'est un plaisir de vous recevoir sur ce blog, surtout pour des interventions de cette qualité. Je n'y réponds qu'aujourd'hui, le temps que je passe sur mon blog étant malheureusement limité.
Les interventions des rabbins Dalsace et Krygier étant différentes (l'une portant sur le fond, l'autre plutôt sur la forme et les perceptions) j'y répondrai de manière distincte.


D'abord à propos de l'orthodoxie:

- Le Rabbi de Loubavitch a bien une formation universitaire. Bien qu'elle ne corresponde pas à une légende couramment en vogue dans les milieux Habad voulant qu'il ait obtenu 7 doctorats à la Sorbonne (sic), le Rabbi de Loubavitch a semble-t-il étudié à l'ESTP, à la Sorbonne ainsi qu'à l'Université de Berlin. Ses domaines de prédilection étaient cependant centrés sur les sciences exactes (la physique et les mathématiques principalement avec une spécialisation en électricité).

- Leibowitz clamait en effet la nécessité de redéfinir la place de la femme dans le judaïsme, mais c'était pour lui une question méta-halakhique plus qu'halakhique. Lorsqu'on lui demandait s'il était tenté de prier dans une synagogue sans Mehitza, il ne comprenait pas bien comment on pouvait définir un tel lieu avec le qualificatif de synagogue: "quelle différence entre une synagogue où la halakha n'est pas respectée et pas de synagogue du tout ?" (dans Israël et Judaïsme). Sa problématique sur les femmes est plus sociologique qu'halakhique. Ce qui sous-tend la position de Leibowitz, c'est qu'en aucun cas des positions sociologiques et méta-halakhiques ne doivent aller à l'encontre d'une halakha acceptée par tout le peuple juif. Que ces considérations influent sur le processus de décision halakhique, oui. C'est d'ailleurs la position de nombreux poskim orthodoxes. Mais fondamentalement donner la priorité à la sociologie sur la halakha, voilà qui n'est pas acceptable pour un orthodoxe. Mais j'y reviendrai plus loin.


- Lévinas insiste à de nombreuses reprises dans Difficile Liberté ou dans ses Lectures Talmudiques sur l'importance de la halakha, du rite et du joug des mitzvots. C'est pour lui une spécificité majeure du judaïsme. S'il n'a pas écrit énormément sur des problématiques halakhiques, c'est tout simplement qu'il ne s'en sentait pas capable. Il le dit explicitement dans une de ses Lectures Talmudiques lorsqu'il "s'excuse" presque de ne traiter principalement que des passages aggadiques du Talmud. Sa réticence provenait du fait qu'il ne pensait pas disposer de la "musculature intellectuelle" nécessaire pour y parvenir, ce qui était en revanche le cas de son maître M.Chouchani. Lorsqu'on lit une phrase pareille, on regrette longtemps de ne pas avoir connu ce mystérieux Chouchani.


- Venons-en au coeur du sujet. Dans votre commentaire, vous utilisez indifféremment plusieurs termes qui selon vous constituent la césure entre Massorti et Orthodoxes. J'ai notamment relevé les termes d'Histoire, de connaissance, de morale universelle, etc...

Il s'agit de points à mon sens distincts.
Tout d'abord, je récuse le fait que tous les orthodoxes refusent de prendre en compte la dimension méta-halakhique dans leurs psakim. C'est tout à fait clair par exemple lorsqu'on lit l'ouvrage de Marc Shapiro (dont j'espère faire bientôt une recension sur ce blog) sur la vie du Rav Weinberg. Celui-ci, ancien directeur du séminaire rabbinique de Berlin est un "pur orthodoxe", il a pourtant régulièrement pris en compte la dimension sociologique dans laquelle il vivait pour énoncer la halakha. C'est très net dans sa célèbre position sur sa justification de la Bat-Mitzva, sur son non-moins célèbre psak permettant au mouvement de jeunesse Yéchouroun de faire chanter ensemble les garçons et les filles ou encore à propos de la modification des règles de Shehita dans l'Allemagne nazie.
De la même façon, le fait que le Hazon Ich considère les juifs sionistes laïques comme des "Tinok cheNichba" et non comme des renégats au sens halakhique du terme est une innovation majeure qui repose sur des considérations sociologiques, comme l'a très justement noté le Pr Ravitsky.

A l'autre extrême, certaines décisions rigoristes prises par certains décisionnaires le sont à l'aune des risques plus importants pour la vie juive que recèle la modernité. Cela ne me plaît pas forcément, mais il est indéniable que des considérations sociologiques et méta-halakhiques entrent en ligne de compte dans le processus de décision halakhique orthodoxe.


- Là où le point me paraît plus bloquant c'est sur votre phrase suivante:
"Aux yeux de gens comme moi, l’orthodoxie comporte un énorme inconvénient, elle est intellectuellement difficile à défendre. Je ne peux pas personnellement croire que Dieu soit misogyne ou raciste. Je ne peux pas croire à la véracité de la littéralité textuelle. Il m’est intellectuellement impossible de ne pas contextualiser, donc relativiser, mon propre système de croyances et de pratiques. Ne pas le faire serait un mensonge et rendrait donc inapte tout mon judaïsme."

Vous semblez notamment penser que les orthodoxes refusent de voir en face certaines assertions du Talmud qui j'imagine vous paraissent inadéquates avec la morale universelle.
Prenons un exemple pour être concret. Est-il permis d'être Mehallel Chabat pour sauver un non-juif ? Nous savons tous les deux qu'en pratique c'est bien évidemment le cas. Qu'en revanche en théorie, ce qui m'oblige à sauver un juif et un non-juif le chabbat ne répond pas aux mêmes catégories intellectuelles et halakhiques. Devant cet état de fait, il y a 3 façons d'appréhender le problème.

- La première est celle que vous préconisez: considérer qu'il est inacceptable du point de vue de la morale universelle que le Talmud ne mette pas sur le même plan théorique un juif et un non-juif, qu'il s'agit donc d'un passage raciste que je me dois d'écarter pour préserver une adéquation entre mon judaïsme et ma perception de l'humanité. Il faut donc dire que ce passage est le reflet d'un contexte historique et qu'il n'a bien évidemment plus de sens aujourd'hui.


- La deuxième façon est, comme vous le dites, de fermer les yeux et de ne pas aborder ce sujet.


- La 3ème voie, et c'est celle que m'ont transmise mes maîtres, c'est de considérer à la fois que ce passage est porteur d'une vérité mais qu'il est également problématique car il heurte notre sens commun. C'est à mon sens la démarche la plus riche. Car la Thora, si elle est une Thora de vie, ne saurait être une Thora de vie bourgeoise qui permette à tout cadre supérieur de vivre tranquillement son judaïsme en harmonie avec l'air du temps.
Elle a également un pouvoir subversif, qui doit nous bousculer à chaque époque. Lire les passages sur la femme en disant "la femme est inférieure, point" n'est évidemment pas acceptable. Mais lire ces passages en argumentant qu'"il s'agit de textes datés et archaïques" ne l'est pas plus. Qu'est ce qui justifierait en effet que la cacherout ne soit pas archaïque ? Qu'il ne s'agit que d'habitudes de conservation hygiéniques des temps anciens qui n'ont évidemment plus de sens à partir du moment où le congélateur a été inventé ?
Vous pensez que cette position est intellectuellement plus honnête ? Je ne le crois pas. Je pense que si l'on opte pour votre démarche et qu'on veut être véritablement cohérent, il faut abandonner totalement le judaïsme. Pourquoi en effet vouloir encore se référer à un enseignement dont la quasi-totalité fait référence à des discussions talmudiques complètement imprégnées de sociologie persane du 4ème siècle ?

Dans un autre contexte, il me semble que cette démarche de contextualisation à l'extrême est également vouée à l'échec lorsqu'on étudie les grands penseurs philosophiques. Les plus grands commentaires de Platon et les plus riches ne sont pas ceux qui ont disqualifié sa position sur les femmes parce qu'il a vécu 5 siècles avant J-C. Ce sont ceux qui ont tenté d'y trouver un sens philosophique et qui ont pris Platon au sérieux plutôt que de le prendre pour un beauf machiste avant l'âge. Quitte ensuite à marquer un désaccord. De la même façon, je pense pas que considérer les Sages du Talmud comme des misogynes ou des racistes soit une manière de les prendre au sérieux.
Certaines souguiot m'interpellent, me choquent, m'éclatent à la figure. Mais les disqualifier pour raisons sociologiques est trop facile.
J'ai le devoir de chercher ce que ces passages ont à me dire, moi pétri de culture occidentale du 21ème siècle qui, comme tout homme, a beaucoup de mal à savoir pourquoi les hommes du 25ème siècle nous considéreront comme des imbéciles finis.
Une partie du travail de Michel Foucault part de là: comment se fait-il que nous soyons ébahis par les comportements a priori stupides des Anciens, à l'aune des valeurs qui sont aujourd'hui les nôtres ? Ou comme le dit Thomas Ferenczi dans un article récent du Monde, Foucault a montré, contrairement à ce que pensaient les philosophes des lumières (dont Frankel, fondateur des Massortis, est aussi une émanation) que "la connaissance ne résulte pas du progrès continu de la raison, mais d'un système de règles propres à chaque époque".
Un des moyens de s'extraire de cette contrainte est selon moi de continuer à essayer de percer ce que nous dit une vérité révélée quels que soient le lieu et l'époque. C'est ce que l'on appelle l'étude de la Thora et
c'est ce qui fait que je suis orthodoxe.

Un dernier point qui me permettra de faire la transition avec la réponse au rabbin Krygier.
Ce qui me déplaît dans le mouvement massorti (mais évidemment bien plus encore avec le mouvement libéral) c'est la cassure qu'il a produit avec le reste du peuple juif.
Je reconnais bien volontiers avec Rivon Krygier que les anathèmes ont régulièrement fusé à travers les âges et que ce n'est pas forcément nouveau. En effet, le Baal Chem Tov, le Rambam et bien d'autres ont subi le courroux de leurs opposants.
Mais il me semble qu'il existe une différence radicale avec la problématique massorti/reformed vs orthodoxes qui nous occupe: la "mahloket" ne porte pas seulement sur des sujets de conception théologique comme pour le Hassidisme ou pour le rationalisme du Rambam. Elle porte sur l'orthopraxie et la pratique des Mitzvots.
Comme le relève Leibowitz, si l'opposition Hassidim/Mitnagdim n'a pas dégénéré en scission pure et simple du judaïsme c'est que le Hassidisme, malgré certaines tensions, n'ont jamais cédé sur le respect des lois du Choulhan Aroukh.
Le livre de Marc Shapiro sur le Rav Weinberg le montre bien: il y avait des différences de conception radicales entre les modern-orthodox d'Allemagne et les Juifs d'Europe de l'Est qu'on qualifierait aujourd'hui d'ultra-orthodoxes. Pourtant, ils avaient toujours l'impression de faire partie de la même famille, notamment du fait de leur perception identique de la fixation de la Halakha.
C'est à mon sens en cela que la cassure est profonde, d'autant qu'elle concerne un sujet ultra-sensible qu'est le statut personnel: comment assurer que le peuple juif ne se scindera pas si la définition du Juif n'est pas la même dans tous les mouvements ? Un Juif converti à Bagdad par le Rav Ovadia Yosef sera considéré comme Juif pour le Rav Soloveitchik à New-York. Comment garantir l'unité du peuple juif si plus personne n'est d'accord au niveau rabbinique sur ce qu'est un Juif ? J'ai entendu récemment que des communautés libérales aux Etats-Unis, dans un désir d'égalité homme-femme ne considéraient pas comme juif un homme né d'un père non-juif et d'une mère juive. Alors que cette personne est halakhiquement juive selon les orthodoxes (et j'imagine les massorti), elle ne serait pas considérée comme telle par ces communautés.
Comme le démontre très bien un autre ouvrage du Professeur Shapiro, les anathèmes lancés pour des problèmes de conception théologiques ne sont jamais vraiment porteurs de menaces et n'ont en tous cas jamais réussi à obliger tous les juifs à respecter une liste de croyances imposées (même les 13 principes de foi de Maïmonide n'y sont pas parvenus).
En revanche, les dissensions portant sur la praxis, la pratiques ont des conséquences beaucoup plus fondamentales pour le judaïsme. J'en veux pour preuve deux exemples.
- On ne s'en aperçoit plus aujourd'hui, mais ce qui a provoqué la scission des chrétiens avec les juifs n'est pas tant la croyance en Jésus que l'abolition des Mitzvots par Paul de Tarse en 49 qui a eu un effet dévastateur.
- De manière plus troublante compte tenu de certaines similitudes qu'on pourrait trouver avec la situation actuelle, les Karaïtes se sont séparés du reste du peuple juif pour des problématiques relatives à leur refus de considérer le Talmud comme une loi divine et pour une perception de la halakha très différente de celle du judaïsme rabbinique. Une perception en grande partie fondée sur la capacité individuelle de chacun à interpréter la loi écrite en tenant compte d'une responsabilité personnelle. Loin d'être un petit groupuscule sectaire, on estime qu'entre le IXème et le XIème siècle, le Karaïsme avait pénétré de nombreux foyers juifs (près de 40% de la population juive mondiale de l'époque selon certains historiens). C'est la lutte acharnée de rabbins "pharisiens" comme Saadia Gaon qui a notamment permis le reflux du Karaïsme. Tout ça pour dire que toucher à la Halakha est beaucoup plus sensible pour les Juifs que de dire qu'on ne croit pas à la résurrection des morts ou à la réincarnation. Et que l'histoire a parfois donné raison à des opposants farouches comme Saadia Gaon ou le Gaon de Vilna. L'histoire a également prouvé que cela se finissait en général par un éloignement progressif des communautés dissidentes et c'est vraiment tout ce que je ne souhaite pas pour le peuple juif actuel qui, reconnaissons-le, n'a vraiment pas besoin de ça après le cataclysme qu'a constitué la Shoah.

En tant qu'orthodoxe, il y a cependant un problème que je n'occulte pas: comment éviter que l'ultra-orthodoxie de Bné-Brak ne devienne la norme pour tout le peuple juif y compris en France ou dans des sociétés occidentales avec des enjeux très différents que ceux que l'on rencontre à la Yéchiva de Poniowicz ? L'élection du Grand-Rabbin Bernheim est une réponse.
La diffusion en France des travaux de la modern-orthodoxy en est une autre.
L'implication dans des structures mettant en avant une étude de la Thora authentique, alliée à une questionnement sans tabou et ouvrant des perspectives intellectuelles fortes en est une troisième.


Vaste programme !

10 commentaires:

Anonyme a dit…

"comment éviter que l'ultra-orthodoxie de Bné-Brak ne devienne la norme pour tout le peuple juif " demandez-vous... Mais en Israel, l'alternative existe: le mouvement mizrahi, qui pour des raisons evidentes n'existe pas en France. Sachez cependant qu'en Israel, ce mouvement est florissant, tres actif (au dela des cliches et de l'activisme politique) et nourri de tres serieuses reflexions au confluent de la vie moderne, des problematiques de societe et des exigences de la halakha.

Anonyme a dit…

Mais quel article magnifique!
Bravo aux Rabbins ainsi qu'au blogger anonyme!

A par cela, je pense que le blogger a totallement raison, il est urgent de develloper une "moderne Orthodoxie" française qui d'ailleurs a longtemps était la norme (Andre Neher, Manitou, le Gd rabbin Kaplan, benno Gross...).

Esperons que l'élection du Rabbin Bernheim fera avancer les choses.

je voudrai aussi répondre à mon homologue anonyme qui a laissé un commentaire: le mouvemnt mizrahi (sioniste religieux) n'est pas par définition "modern orthodox" et il existe en son sein de nombreux ultra-orthodoxe sionistes (les Hardalim!).

Anonyme a dit…

Quel bel article pour feter la rupture d'un si long silence!

Rivon Krygier a dit…

cher Bloggeur du « Monde juif »,

Dans votre commentaire, vous nous prêtez le dénigrement de l'orthodoxie. J'admets volontiers que chez le rabbin Dalsace ou moi-même, ont pu se glisser quelques maladresses que j'attribue à l'emportement et à l'empressement donnant lieu à des formulations trop ramassées ou trop globales. Mais la réalité est quelque peu différente, et je suis certain de parler ici également au nom de mon collègue. Nous sommes l'un et l'autre des admirateurs et en un sens des souscripteurs de l'orthodoxie s'il s'agit d'entendre par là le fait de considérer comme partie intégrante et inaliénable du judaïsme la discipline des mitsvot telles quelles ont été entendues et définies dans la tradition talmudique et rabbinique jusqu'à nos jours. La Halakha, si elle n'est pas tout le judaïsme, est nous le pensons, son épine dorsale, son corps : « gouf Tora » (Sifré haazinou 317). Nous n’ignorons pas qu’il peut y avoir quelque divergence sur la halakha le-maassé (la règle à appliquer) sur un certain nombre de questions mais, pour nous, ce sont des différences d'école, non de fondation. Et même quand nous ne partageons pas certaines vues avec tel ou tel courant de l’orthodoxie, nous en admirons souvent la ferveur, la profondeur, comme nous n’ignorons pas les insuffisances et les déchirements de notre propre mouvement ou de nos personnes.

Le débat est ailleurs. Il porte sur la crispation d'une large partie de l’orthodoxie contemporaine. Nous ne dénigrons pas ses choix propres mais son exclusivisme. Ce que nous dénonçons n’est pas telle personnalité ou tel groupe en soi mais une attitude méprisante qui campe sur des positions fondamentalistes, dogmatiques et totalitaires. Laquelle ? Celle qui pense le judaïsme comme un système hermétique, autosuffisant et ahistorique. Elle est manichéiste et considère que tout ce qui n'est pas elle (autres religions, autres convictions) appartient aux forces obscures du mal, aux "Fils de Ténèbres" (en référence à la secte dite du désert de Judée). Elle en devient hargneuse, misanthrope et misogyne. Elle tend à cataloguer le monde dans des catégories essentialistes et ontologiques, c-à-d. définitives, réifiées, au lieu d'examiner les réalités mouvantes et honorer les consciences qui veulent échapper à ces moulages. Elle refuse de se mesurer aux données contradictoires (elle préfère utiliser le langage du déni, de l'exécration et de l'anathème, et de l'intimidation, en vouant aux gémonies les contradicteurs). Elle feint d’ignorer au sein même de la tradition l'évolution et la diversité des mentalités, des idées, des normes. Elle méconnaît ou déconsidère l'interaction permanente entre la loi juive et la société, non seulement celle qui est déjà effective mais également celle qui est nécessaire, féconde et souhaitable au regard de valeurs fondamentales du judaïsme (!) que sont la justice, et l’équité, tsedaka ou-michpat, sans parler de la miséricorde, midat rahamim. Elle se réfugie dans un conservatisme à tous crins, inféode la pensée à l'apologétique, et quand elle ne parvient plus à justifier des situations criantes d’injustice (ex. agounot) générées par les inadéquations de la Loi, elle invoque l’immuabilité de la Tora. Par-dessus tout elle est incapable de se remettre en cause, de porter un examen critique sur quoi que ce soit. Plus elle cultive l'ascèse, l'acribie, la discipline de fer, plus elle cultive le ressentiment envers ceux qui s’en défient. Plus elle s’arc-boute sur des broutilles, se cadenasse dans le carcan du juridisme, plus le mode d’emploi et le règlement intérieur scotomisent la vocation et la finalité des préceptes divins. Je veux bien accorder pleine légitimité à des positions que je récuse mais l’agressivité, le mépris et le dénigrement sortent du cadre du débat civilisé.

Pour ma part, je connais et admire une orthodoxie moderne, trop effacée ou timorée à mon goût, qui est aux antipodes du portrait funeste que je viens de dresser. J'ai cité dans mon message précédent des noms de rabbins et non des moindres tels Eliezer Berkowits, Shlomo Riskin, David Hartman. Est-ce volontaire de votre part de ne pas prendre en considération leur propos ? On pourrait y ajouter un tas de noms provenant notamment du monde académique comme Menahem Eilon (qui vient de publier une excellente étude sur le statut de la femme), Ephraïm Urbah, Abraham Grosman. Je pense à un brillant essai de Moshe Koppel (livre plébiscité par Norman Lamm, ed. Aronson), "Meta-Halakha", qui confirme du reste ce que vous affirmez dans votre message, à savoir qu'il existe bel et bien une orthodoxie éclairée qui échappe aux travers dénoncés et est en effet parfaitement capable de penser la Halakha dans l'histoire, et d’en dénoncer les travers dogmatiques. Elle ne vit pas d’anathèmes mais de débats civilisés.

De même, je ne peux que souscrire à l'attitude que vous préconisez quant à la façon de faire face aux textes de la tradition qui nous semble scabreux ou scandaleux pour une raison ou une autre. Votre critique faite à l’encontre de ceux qui se cantonnent aux grands principes de morale et se font juges de l’humanité me semble fondée. Certains des nôtres tombent parfois dans ce travers. Oui, certains textes représentent un défi précisément parce qu’ils échappent à notre mentalité et heurtent notre conscience. Il ne s’agit ni de les « excuser » ni de les juger du haut de notre prétendue morale naturelle ou universelle. Ce serait, là encore adopter, un point de vue ahistorique là où le travail consiste à contextualiser. Les fondamentalistes et les tout-moralistes modernistes ont paradoxalement ceci en commun de séparer les textes des contextes. D’accord donc pour dire que c’est en prenant ces textes « au sérieux » que l’on peut espérer y déceler le sens spirituel malgré ce qui nous heurte, y entendre même, selon l’expression de Heschel, la voix de Dieu, malgré l’insolite. Au demeurant : on peut "comprendre" que telle norme ait été admise en un certain stade de l'évolution des mœurs de la civilisation juive (ex esclavage perpétuel, confinement des femmes, exécution capitale par lapidation, ordalie), et en même temps se sentir en droit et même en devoir de prendre de la hauteur et du recul car des évolutions majeures et positives (de notre point de vue) se sont produites qui ont rendu certaines pratiques intolérables, y compris pour les normes actuelles du judaïsme rabbinique. C’est vouloir revenir à des conceptions discriminantes inscrites dans les textes passés qui est de notre point de vue inacceptable. Ils ont grand tort ceux qui relèguent les considérations éthiques dans le jugement des normes de la Halakha à du bas « humanisme » ou à de la « morale universelle » à tous crins. Ces termes ne devraient rien avoir de péjoratif. Le sens moral à maintes fois infléchi la norme de halakha, il existe toute une littérature sur ce sujet. Parfois, c’est tout simplement le bon sens, ein lo la-dayan elà ma-che-einav root, « le juge n’a (en dernier recours) que son propre regard pour juger de la loi » (cf. Nida 20b ; Sanhédrin 6b, Baba batra 130b). Et parfois, c’est carrément le sens visionnaire : ce qui convient à la nouvelle génération ou ce vers quoi il convient de tendre. C’est là en réalité que tout le débat se joue.

Reprenons votre exemple du hilloul chabbat le-hastalat nokhri. Ce n'est pas le lieu ici d'en retracer l'historique et l’inventaire juridique. Je relèverai simplement le fait que deux types de considérations halakhiques peuvent entrer en ligne de compte dans la levée de l'interdit. La première obéit à la logique utilitariste et pragmatique consistant à dire que la non-assistance à personne en danger, rendue publique, aurait des conséquences désastreuses : représailles, etc. Et donc que par horaat chaa (mesure temporaire), michoum éva (en raison de la menace), 'afin de sauver la vie des juifs… et afin qu'ils puissent malgré la rupture du chabbat, observer à l’avenir "hallel alav chabat ahat kede che-yichmor chabbatot harbé" (Mekhilta de-rabbi Yichmael, Ki tissa), on se résout à permettre l’intervention... C'est la logique de nombreux décisionnaires contemporains… La seconde considération obéit à la logique qui fut celle du Meiri, Ovadia mi-Bartenoura, etc. en son temps, estimant que les nokhrim que nous connaissons ne sont plus réductibles aux catégories de ovdé avoda zara ! De la sorte, c'est le principe que chaque être humain est créé à l'image de Dieu qui reprend la préséance. De considérer ensuite sur la base de cette dignité acceptée que toute vie humaine a préséance sur l'observance du chabbat, et que cela correspond à un idéal messianique de sanctification du nom de Dieu, de paix universelle, un "michoum darké chalom" au sens large. Le Maharatz Hayot (Zvi Hirsh Hayes, Tiferet Israël dans Atèrèt Tsvi) a conclu à partir du Meiri (qui ne le dit qu’implicitement, Beit ha-bahira, Yoma 84b, pikouah nefech) qu’il convient de lever les interdits du chabbat pour sauver la vie de musulmans et chrétiens. Ce n'est pas moins halakhique. A mon humble avis, cela l'est même infiniment plus. Mais cela passe par une réévaluation "ontologique" du statut du nokhri, ce qui nécessite une prise en compte des paramètres sociaux, un examen des réalités et une mise en perspective des règles précédentes et prévalentes, et une certaine vision universaliste des temps ultimes... Voir ce qu'écrit le rav David Haïm ha-Levi, jadis grand rabbin de Tel-Aviv dans son Darké chalom be-yahassim bein yehoudim..., Thoumin 9) qui justifie la levée de nombreux interdits relatifs aux non-juifs sur la base de cette réévaluation.

Admettez que sur le principe, ce n'est pas différent de ce que vous avez vous-même évoqué, à savoir la petite "révolution" opérée par le Hazon Ich considérant les juifs (sionistes) laïques comme des "Tinokot che-nichbou" (enfants captifs) et non plus comme des renégats, avec les pires implications que l'on sait. Selon sa perception des choses, il faut rapprocher les « moumarim ba-zeman ha-zè », « be-avotot chel ahava » (chaînes d’amour) et transgresser le Chabbat pour sauver leur vie (cf. Hazon Ich, Yorè dea 2:15). Comme ce n'est pas non plus différent de la petite révolution opérée par le Hafets Haim (likouté halakhot Sota 21) considérant que, ha-idana, de nos jours, l’interdiction faite aux femmes d’étudier la Tora (y compris, écrite et pas seulement orale) n'a plus lieu d'être, et que désormais, à l’inverse, c'est même une grande mitsva qu’elles étudient, en tout cas certaines matières... On pourrait aller beaucoup plus loin dans la citation de textes rabbiniques qui font une réévaluation du statut ontologique de la femme, l’extirpant du fameux « kol kevoda bat melekh pnima » (Ps 45 14), toute la dignité de la princesse (n')est (qu')à l'intérieur...

Bref, tout cela ne fait que confirmer que le système de la Halakha admet parfaitement que des bouleversements de paradigme se soient opérés et que les plus « orthodoxes » l'ont parfaitement admis et appliqué. Toute la question qui est en débat porte sur le degré de prise de conscience de ces possibilités, le désir et la disponibilité à les mettre en oeuvre, l'amplitude à donner à ces réévaluations. Et comme en tout débat d'opinion -la halakha n'y échappe aucunement- il y a des conservateurs et des innovateurs, et la question de la péréquation est l'enjeu majeur.

Tout cela me conduit à la dernière question, à mon sens la plus épineuse. Que doivent faire les décisionnaires de la Halakha face aux défis posés par la situation moderne du peuple juif ? La question des conversions, du statut des femmes, du droit matrimonial, etc. Sur la base de quelle « légitimité » ? "Vaste débat", comme vous dites, et à mon avis, tant mieux.
Ce qui n’est pas bienséant à mon sens, c’est le mauvais procès qui fait des « réformistes » les responsables du désaccord, de la « cassure », etc. En général, on est deux, ou plus, à ne pas être d’accord. Dire que l’autre est responsable du désaccord, car il ne rejoint pas votre propre opinion est une curieuse façon de concevoir et de gérer le débat. C’est un argumentaire tautologique et autocentrique. C’est une pétition de principe. C’est un simple argumentum ad vercundiam (argument d'autorité). Un débat compromettant est un mauvais débat. Derrière cette allégation, se profile le mythe romantique de « l’histoire d’une halakha sans histoire » où les débats halakhiques n’auraient jamais eu lieu qu’avec des hérétiques d’avance hors-jeu (karaïtes, sadducéens, etc.) tandis que les débat théologiques, inoffensifs pouvaient se dérouler sans entrave au sein d’un peuple juif parfaitement « orthopraxe ». Les dissidents de la Halakha unique finiraient toujours par gentiment dégager… Suivez le regard. Que la Halakha ait toujours été un long fleuve tranquille, les études historiques (menées notamment par des orthodoxes modernes) le démentent totalement. Le Talmud est empli d’écoles divergentes sur les questions de la Halakha avec parfois des conséquences fécondes et parfois des conflits très graves. Les richonim ont eu des débats houleux. Les Hassidim divergeaient aussi sur des questions halakhiques. Les juifs du Yemen n’ont jamais admis l’autorité du choulhan aroukh, préférant Maïmonide et les Asknénazes ont un choulhan aroukh parallèle grâce au Rama. Le Maharal ne voulait surtout pas du choulhan aroukh. J’en passe et des meilleures. Pour qui s’y intéresse, les publications ne manquent pas. Je ne prétends pas que certains consensus ne se soient pas dessinés au cours de l’histoire, le contraire eut été catastrophique. Mais cela ne fut jamais gagné d’avance, ni sans que de débats féconds se déroulent, débouchant parfois sur des synthèses, des séparations d’école, voire de regrettables scissions. Certains textes, soit dit en passant, laissent entendre qu’une meilleure gestion de crise aurait évité que certains groupes se coupent du peuple juif (cf. l’aphorisme talmudique : « que toujours la main gauche repousse mais que la main droite rapproche » dans Sota 47a et Sanhédrin 99b et 107b). Le secret de la survie est la tentative permanente d’articuler l’unité et la pluralité non l’exclusion de l’un au prix de l’autre.

Voici à mon humble avis comment il conviendrait d’appréhender les choses pour notre temps. Il est vrai que le peuple juif a connu avec l'Émancipation et les Lumières une crise religieuse d'une rare ampleur. Cette crise, du reste, excède les frontières du judaïsme puisque cela fut et constitue encore une remise en question globale de l'autorité religieuse au sein du monde occidental. Les conséquences n'ont pas été seulement déstructurantes : les religions, sans exception, avaient bien besoin de toilettage, mais tel n'est pas notre propos. Le choc de la modernité à fait que le monde juif dans sa vaste majorité s'est coupé de la pratique des mitsvot, de bon nombre des croyances fondamentales de la Tora. Or ce ne fut pas seulement par faiblesse, ignorance, infantilisme (c’est l’aspect trop réducteur de l’expression « tinokot che-nichbou ») !

Cela arrange certains de présenter les choses ainsi (tout juif séculier est un religieux qui s'ignore) mais cela ne correspond ni à la réalité ni n'honore tous ceux qui aujourd'hui ont un discours mûrement réfléchi, critique, contre les conceptions religieuses classiques, théologiques ou halakhiques, que cela nous déplaise ou non. Face à la déferlante de doutes, face à l’assimilation à tous crins, certains juifs ont préféré se recroqueviller et rejeter toute la modernité en bloc (l’ultra-orthodoxie). D’autres ont tenté des conciliations et des synthèses. Les mouvements libéral, massorti, orthodoxe moderne constituent chacun, à des degrés différents, une tentative de réconcilier tradition et modernité, non d'éradiquer cette tradition. A fond, la différence entre un juif séculier et un juif moderniste (libéral ou massorti, avec toute leurs différences) est que le dernier retient des aspects constitutifs de la Tradition. Contrairement au « hiloni », il vise à alimenter une conscience et une pratique religieuse qui peut aller de presque rien jusqu’à rejoindre en tout point celle de l’orthodoxie moderne. N’est-il pas étrange, absurde, de voir se développer au sein d’un certain establishment religieux, d’un côté, une incroyable indulgence et complaisance envers ceux qui ont tout abandonné, et de l’autre, une incroyable virulence et furie envers ceux qui expriment quelques divergences religieuses ? Il y a comme deux poids et deux mesures. Mais pas deux manières lucides d’en analyser les raisons : c’est d’abord une logique de marché quel qu’en soient les édulcorants. Les « réformistes » en tout genre sont perçus comme des concurrents tandis que les séculiers sont des clients potentiels.

Présenter les massorti ou les libéraux comme les agents sataniques qui ont provoqué ou provoquent encore la crise majeure de l’ébranlement de la religion n'est pas seulement une erreur naïve d'évaluation, c'est une accusation opportuniste et grossière qui fait penser furieusement à de l'antisémitisme primaire ! On en est même venu à désigner les « réformistes » comme ayant déclenché la colère divine qui aurait alors permis la choa… On choisit un bouc émissaire, une brebis galeuse, sur lequel on dépose toutes les fautes d'Israël, afin de se dédouaner et de tenter de récupérer le public sécularisé. Je veux croire que tel n’est pas votre discours, et ne vous accuse aucunement de souscrire à ces odieuses calomnies tenues hélas par certaines personnalités rabbiniques orthodoxes de haut rang. Mais êtes-vous hors de cette vue de l’esprit qui voit dans certains juifs une sorte de cinquième colonne menaçant un imaginaire bloc de la foi quasi consensuel ? Je ne le crois pas.

Vous écrivez : « C'est à mon sens en cela que la cassure est profonde, d'autant qu'elle concerne un sujet ultra-sensible qu'est le statut personnel : comment assurer que le peuple juif ne se scindera pas si la définition du Juif n'est pas la même dans tous les mouvements ? Un Juif converti à Bagdad par le Rav Ovadia Yosef sera considéré comme Juif pour le Rav Soloveitchik à New-York. Comment garantir l'unité du peuple juif si plus personne n'est d'accord au niveau rabbinique sur ce qu'est un Juif ? »

Ce à quoi, je réponds :
1. le danger principal qui de loin menace la pérennité du peuple juif en diaspora n’est pas les querelles de clocher entre mouvements sur la définition juridique du statut de judéité mais l’assimilation galopante de tant de juifs. Or sur cette question essentielle, nous sommes du même côté et devrions être des alliés au lieu de nous chamailler. Se quereller au lieu de se concentrer et se concerter sur La tâche, voilà ce qui est dangereux. C’est là qu’il faut redoubler d’efforts, les unir même, pour convaincre nos jeunes que le judaïsme vaut la peine d’être vécu.
2. Il est vrai que les réformés (contrairement aux massorti qui le réprouvent) se contentent de la patrilinéarité et donc considèrent juives des personnes dont seul le père est juif. Cela peut entraîner en effet des statuts contradictoires de judéité. C’est gênant et regrettable. Mais le phénomène est globalement limité, d’autant que des enfants issus de mariage dont la mère ne serait pas tout à fait de statut de judéité sont susceptibles d’épouser ensuite des personnes juives et « rattraper les choses ». Ce n’est rien au regard des mariages mixtes et de l’assimilation que cela induit. Ce n’est rien à côté des attitudes tellement radicales, haineuses et dogmatiques, de certains fondamentalistes qui dégoûtent tant de juifs de leur propre identité et de la spiritualité. Là est un autre danger autrement plus grand !
3. Vous avez bien sûr raison sur le fait qu’il serait souhaitable de tomber d’accord sur le statut de la judéité et des conversions. Mais derrière ce problème, se cache le vrai, celui de l’incapacité de l’orthodoxie radicale à se mettre autour d’une table avec les courants modérés et réfléchir à des solutions raisonnables et réalistes autour de la procédure de conversion. Plus un individu se fait « orthodoxe », plus il se montre incapable d’honorer le débat, d’écouter les autres opinions, d’établir un consensus, de faire certains compromis nécessaires pour l’unité du peuple juif. Avec cette logique qui ne fait que se renforcer, on entre dans une spirale autoritaire d’exécration, le « tout ou rien ».

Le fait est que certains orthodoxes « modernes » se retrouvent à leur tour dans le collimateur de l’intolérance : pas assez cachers… Le grand tribunal rabbinique israélien présidé par le rav Abraham Sherman (camp des Harédim) vient d'invalider il y a quelques mois à peine, tik 5489-64-1) des milliers de conversions opérées depuis 1999 sous l'autorité du rav Haïm Druckman (camp des sionistes ortho) et est même allé jusqu’à récuser sa qualité de dayan ! Où est donc la belle unanimité sur la question des conversions, une union sacrée qui n'aurait été brisée que par les fauteurs de troubles ? Les voilà maintenant regardés par les Harédim comme de graves sectateurs. Demain, ils seront traités de "karaïtes". Vous dites craindre la déferlante ultra-orthodoxe ? A juste titre. Mais c'est la même logique de dénigrement, de diabolisation qui préside à celle qui visait à mettre au ban les courants modernistes !

Le débat est à la fois halakhique, méta-halakhique et non-halakhique et on ne le réglera pas par de l’anathème. Au lieu de diviser le monde entre les bons et les gentils, entre les cechérim et les pessoulim, il vaudrait mieux discuter des contenus sereinement. Et si certains sont juifs pour les uns et pas pour les autres, ce n'est pas parce que hier les "réformistes" et maintenant les "orthodoxes sionistes" ont corrompu le système mais parce qu'il existe une absence de concertation, de dialogue, de souplesse. Et d’humanité ! Tant qu’on n’y arriver pas, il y aura une palette de critères de judéité, du mépris et non de l’unité.

Je ne peux conclure sans revenir sur les raisons pour lesquelles selon ma compréhension le Hazon Ich a considéré devoir modifier le rapport du monde religieux au juif non-pratiquant. La formulation qui consiste à ne voir dans les séculiers que des enfants captifs comporte un certain côté péjoratif et condescendant que j’ai critiqué plus haut. Mais cela ne serait pas rendre justice au Hazon Ich que de réduire son positionnement à cela. Au contraire. Selon sa formulation saisissante (Hilkhot chehita n° 2:16), nous vivons une époque de face cachée de Dieu, d'absence de prophètes et miracles, de grandes souffrances et d'ignorance. Aucun Juif dans de telles conditions ne peut être considéré comme foncièrement malveillant ou hérétique ! Qui plus est, ajoute-t-il, lui et d'autres personnalités rabbiniques éminentes telles que le Hafets Haïm (Sefer ahavat hessed 55b, n°17), aucun rabbin n'a su démontrer de réelles capacités à redresser les égarements de la génération par un discours persuasif. D'où, le fait que la catégorie d'ennemi (au sens juridique), même pour celui-ci qui persiste dans sa perversion perd toute validité. Selon le rav Normann Lamm, directeur de la Yeshiva University (Jewish Tradition and the Non-traditional Jew, edit. Orthodox forum, J. Schacter, p. 174) l'hérétique (l'Ennemi), s'il fallait l'identifier de nos jours, est celui qui délibérément répugne sa judéité, et exècre son propre peuple. Cela signifie que si des problèmes de dissensus existent aujourd'hui au sein du peuple juif et du monde religieux, c'est la faute à TOUS ! Et que si une solution d’entente peut être trouvée, ce sera parce que l’invective aura été remplacée par le respect mutuel et par le débat désintéressé, le-chèm chamaïm, entre toutes les parties du peuple juif, sans exclusive, bli sinat hinam, sans haine gratuite. 'Kol Israel arevim ze ba-ze’, tout Israël est et doit être solidaire. Comme le disait celui qui fut un de mes maîtres : « Tout juif est juif, même les juifs pieux et y compris les juifs ¬non-sionistes, les juifs enrhumés et les juifs philatélistes… » (Léon Askénazi, Information juive, avril 1993).

Rivon Krygier

Anonyme a dit…

A noter : l'intervention très pertinente de Michaël Ben Admon sur cheela.org. Un beau plaidoyer en faveur du respect mutuel.
Les références sur le fameux moteur de recherche de cheela : 43295 et 43540.

Anonyme a dit…
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Anonyme a dit…

Il est intéressant de trouver ce type d'articles en français. Cela me rappelle le genre de débats qui avaient cours dans les années 80-90 à New York. Le Hidoush ici est qu'en français, une certaine nuance pluraliste est encore possible, probablement du fait de la culture française centralisée/jacobine et sécularisée. Le malentendu est donc fécond.

Bien que ses propos ne soient pas sans pertinence au moins sur certains points, je voudrais relever une erreur factuelle dans les propos de Y. Dalsace.

1) D'abord, ce qui est vrai:
Y. Dalsace cite David Weiss Halivni comme un des érudits de notre époque venu faire "fructifier" le mouvement "conservative". Il est exact qu'à la suite d'une rencontre singulière avec Saül Lieberman, il a rejoint JTS (le Jewish Theological Seminary de New York, qui est le foyer spirituel des "conservatives") dans les années 50. Mais à cette époque, les différences étaient minimes et la plupart des enseignants de JTS avaient étudié en Yéchivah.

2) Ensuite, ce qui est de l'ordre de l'omission. David Weiss Halivni a quitté JTS et les "conservatives"
(pour les francophones et israéliens: "massortim") dans les années 80. Cette démission est exceptionnelle dans les annales de JTS. David Weiss Halivni parle dans ses Mémoires (trad. en français: Le Livre et l'Epée, ed. Bibliophane) de l'ambiance de JTS dans ces années-là: il y avait bel et bien une idéologie à JTS et de la pire sorte, probablement de la même sorte - du point de vue de la forme - que celle qu'on trouve dans d'autres lieux... ! La lettre de démission de Weiss Halivni (face au vote à JTS de la nomination de femmes rabbins et surtout sur le mécanisme de prise de décision, vicié à la base selon Halivni) à elle seule justifie tout l'ouvrage (bien que cette ouvrage soit consacré à sa propre vie à travers la Shoah). Dans cette lettre (p. 106-109), Halivni écrit en autres:

"Un Juif ne connaît pas d'autres voies pour atteindre Dieu que la halakhah."

"J'ai étudié en profondeur les exemples supposés selon lesquels certains érudits indiquer que les rabbins ont changé *délibérément* une loi pour des raisons éthiques ou morales. Je n'ai trouvé *aucune* preuve tangible de cette hypothèse."

3) Enfin, il est faux de dire que David Weiss Halivni a créé un "mouvement Massorti". Ce mouvement est complètement indépendant des "conservatives"-massortim. Il est vrai que personne n'aime les étiquettes et personnellement je ne vais pas vérifier vos tsitsit (ou votre sheitel), mais si vraiment on tient à les utiliser, il faut être honnête.

FDW

FDW a dit…

Pour équilibrer la discussion (cf. mon commentaire précédent sur David Weiss Halivni) et la rendre la plus précise possible, je ne peux pas non plus ne pas relever une erreur fondamentale de l'auteur de ce blog quand il écrit:

"toutes ces personnes, aussi différentes et eloignées qu'elles puissent être du Rabbi de Satmar au Rav Kook en passant par le Rabbi de Loubavitch et Leibowitz, partagent une "foi" commune, qui les différencient radicalement des Massorti."

Là c'est un pur derash, mais rien ne permet de l'étayer. La seule chose véritablement partagée entre les Juifs cités, ce sont les mitsvot. Un abîme sépare par exemple la foi du Rav Kook de celle de Yeshayahou Leibowitz. Mais ce sont tous les deux des Juifs cachers. Il en est de même pour les autres Juifs cités.

En revanche, l'argument de l'auteur du blog selon lequel il y a une différence de méthodologie est pertinent. Personnellement - et là je pense que tel est bien le propos de l'auteur du blog - je doute que les rabbins de l'histoire juive (disons d'avant la révolution française) aient "modifié" la loi suivant des considérations "morales universelles".

C'est une différence clé avec les "massortim-conservatives" dont certains prétendent détenir ce qu'est "la morale universelle" et souhaitent infléchir la loi dans un sens ou l'autre, suivant leur propre sens de cette "morale universelle". Inversement, certains "orthodoxes" prétendent détenir "la tradition".

FDW

Anonyme a dit…

Je me permet d'apporter un petit point de détail sur cet ancien poste que je viens juste de lire. Le webmaster du Monde Juif a écrit à propos de Y. Leibowitz : "Lorsqu'on lui demandait s'il était tenté de prier dans une synagogue sans Mehitza, il ne comprenait pas bien comment on pouvait définir un tel lieu avec le qualificatif de synagogue: "quelle différence entre une synagogue où la halakha n'est pas respectée et pas de synagogue du tout ?" (dans Israël et Judaïsme)".

Or, ce n'est absolument pas ça. Je cite le livre "Israël et judaïsme" dans l'édition de 1993 (chapitre Halakha et méta-halakha):

Y. Leibowitz : "Parmi les conservatives on trouve ceux qui reconnaissent et assument l'autorité de la halakha. Le fait d'avoir supprimé, à la synagogue, la clôture qui sépare hommes et femmes ne m'intéresse pas le moins du monde, même si pour la collectivité orthodoxe c'est peut-être l'essentiel.Les conservatives sont très difficiles à cerner. On trouve parmi eux beaucoup de gens qui ne se distinguent en rien des Juifs pratiquants, excepté le fait que du point de vue de leur appartenance organisationnelle ils font partie de ce mouvement" (p.170).

La phrase de Leibowitz citée par le Webmaster du Monde Juif concernait uniquement les libéraux :

M. Shashar : Et les libéraux ?

Y. Leibowitz "Quelle est la différence entre quelqu'un qui n'a jamais mis les pieds et ne les mettra jamais dans une synagogue , et celui qui construit une synagogue à l'encontre des instructions de la halakha ?"
(p.171).

G. T.

Anonyme a dit…

Beaucoup de choses ont ete dites, donc je ne vais pas rentrer dans les détails.

J'ajouterai juste l'importance d'etudier le Chassom Sofer au sujet de son combat contre la Haskala.