jeudi 5 novembre 2020

Le potentiel d'Abraham et l'erreur d'Isaac

Le potentiel d’Avraham et l’erreur d’Isaac

L’épisode de la ligature d’Isaac (Akedat Itzhak en hébreu) est évidemment un des morceaux de bravoure de la Paracha Vayéra, lue cette semaine
(en théorie si les synagogues étaient ouvertes).

Abondamment commenté depuis les sages de la tradition jusqu’aux philosophes modernes (Kierkegaard, Derrida,…), cet événement radical ne cesse d’interroger les lecteurs de la Bible. Preuve de la nécessité d’une obéissance absolue au Dieu tout puissant pour certains, cet événement peut aussi se lire comme un éloge de la nuance : la véritable épreuve serait pour Abraham de ne pas se laisser porter par des pulsions radicales et de rester capable d’écouter le mince filet de voix qui le pousserait certes à faire monter son fils sur le Mont Moriah mais également à l’en faire redescendre aussitôt (cf. Rachi). [1]

Le Sforno, commentateur Italien de l'époque de la Renaissance, tente une approche originale. Si l’on suit le commentaire développé lors de cet épisode[2], il s’agit de savoir si Abraham est capable de développer son potentiel et de le rendre effectif. De la même façon que Dieu a été capable de rendre effectif la bonté qu’il a déversé sur le monde, Abraham doit démontrer qu’il a été créé « à l’image de Dieu » et donc en mesure d’aimer Dieu et de craindre Dieu, non pas seulement à travers de belles déclarations, mais à travers un acte et une épreuve, quel que soit son contenu exact.


Ce commentaire du Sforno vient implicitement nous dire une chose : l’homme est à l’image de Dieu, ce qui signifie en creux qu’il n’est pas à l’image des anges, qui eux, ne connaissent pas cette notion de « potentiel à développer ». Ce sont des créatures célestes certes, très élevés spirituellement, mais qui connaissent une stabilité permanente. Ils ne peuvent ni chuter, ni s’élever. L’homme lui, dispose de ce trésor, de cette bénédiction qui l’autorise à fluctuer, mais qui surtout lui demande un travail permanent.

Sforno persiste dans cette idée, lorsque justement, un ange descend pour arrêter Abraham en train de sacrifier son fils. La phrase de la Thora est la suivante :

« Mais un envoyé du Seigneur l'appela du haut du ciel, en disant: "Abraham! . Abraham!"  II répondit: "Me voici." II reprit: "Ne porte pas la main sur ce jeune homme, ne lui fais aucun mal! Car, désormais, j'ai constaté que tu honores Dieu, toi qui ne m'as pas refusé ton fils, ton fils unique!" [3]

Il y a un problème de syntaxe dans cette phrase. Et la question saute aux yeux : qui parle ? Est-ce l’ange ? Mais alors pourquoi la phrase glisse-t-elle à la fin vers une sorte d’exclamation de Dieu « Toi qui ne m’a pas refusé ton fils ! »

Est-ce Dieu ? Mais alors, pourquoi dit-il « J’ai constaté que tu honores Dieu » comme si Dieu se prenait pour Alain Delon en parlant de lui-même à la 3ème personne ?

Le Sforno apporte une réponse originale : c’est bien l’ange qui parle du début à la fin. Lorsque celui-ci dit « Désormais j’ai constaté (ou j’ai compris) que tu honores Dieu », cela signifie en réalité : j’ai compris pourquoi Dieu porte une telle attention aux hommes et les a d’une certaine façon placés au-dessus de nous les anges. Il y a une grandeur divine dans cette capacité à accomplir vos qualités en puissance.

Mais alors, comment lire « toi qui ne m’as pas refusé ton fils » qi l’on admet que c’est l’ange qui s’exprime ?
La réponse du Sforno est innovante. Il faut lire le mot « Mimeni » (de moi) comme s’il se rattachait au fait qu’Abraham honore Dieu et donc traduire la phrase ainsi : « Car, désormais j’ai constaté que tu honores Dieu plus que moi, vu que tu n’as pas refusé ton fils, ton fils unique ! ».

L’ange admet encore ici sa défaite : cette capacité à sortir d’un déterminisme quel qu’il soit est une dimension de l’homme qui nous sera, à nous les anges, à jamais inaccessible.

Cette question du potentiel n’est pas anodine, car elle sera à l’origine de problèmes ultérieurs. Un midrach[4] explique que les anges, voyant Abraham triompher de cette épreuve, ont pleuré. Et que les larmes des anges sont tombées dans les yeux d’Isaac qui est devenu aveugle (d’où son incapacité à reconnaître ses enfants par la suite).

Comment interpréter ce Midrach étrange ? Peut-être de la façon suivante : logiquement, si Isaac devait retenir une leçon de tout cela, c’est que le potentiel de l’homme est une valeur absolue qui autorise toutes les tolérances puisqu’au bout du bout, l’homme aura toujours la capacité de se surpasser et de transformer son potentiel en accomplissement existentiel. Et que l’incroyable geste de son père réussissant à se transcender, à se sublimer, va l’aveugler pour le reste de ses jours.

C’est en effet précisément cette radicalisation de la notion de potentiel qui va l’induire en erreur : son fils Esaü était probablement celui qui disposait du plus fort potentiel. Et Isaac va le « cajoler » jusqu’à la fin sans comprendre une chose fondamentale : certains hommes ont un potentiel qu’ils n’activeront jamais. Et que l’essentiel n’est pas dans la qualité du potentiel initiale, mais dans la capacité de l’homme à effectuer les efforts nécessaires pour mettre à profit ce qui lui sera offert à la naissance.

Ca sera le mérite de Rébecca de l’avoir saisi. 


[1] Cette dernière approche peut se lire dans Rachi, mais est également explicitement développée par le Rabbi de Kotzk et reprise par André Fraenkel dans le livre reprenant ses enseignements « L’écho de la Parole » aux éditions Lichma. C’est la lecture la plus convaincante que je connaisse. Elle a été soutenue également par le philosophe Dan Arbib dans un article de la revue Studia Phaenomenologica Vol XII 2012 intitulé « Donner la mort ? Phénoménologie et sacrifice : Note sur une interprétation de Derrida » où il remettait en question la lecture plus « classique » de Derrida sur ce passage biblique.

[2] Commentaire du Sforno sur 22 :1

[3] Genèse 22 : 11-12

[4] Berechit Rabba 56

dimanche 29 septembre 2019

Mauvais Juif de Piotr Smolar


Piotr Smolar a été le correspondant en Israël du Monde lors des 5 dernières années. Il vient de rentrer en France et a, pour l’occasion, rédigé deux textes, l’un sous forme d’article, l’autre dans un livre passionnant, intitulé Mauvais Juif.

Son article[1], publié au sein d’une série écrite par 12 correspondants étrangers du Monde, vise à décrire les spécificités auxquelles est confronté un journaliste Français en Israël, aux répliques sismiques que provoquent ses articles, notamment auprès des Juifs de France, mais aussi aux influences et aux pièges dans lesquels un journaliste peut tomber (on comprend que le principal étant l’intoxication potentielle de la propagande israélienne). L’article n’est pas d’un intérêt majeur : il ne fait que confirmer une position très critique envers Israël et une vision assez négative (populiste, voire raciste) de certains Juifs francophones.


Le livre, forcément, est plus intéressant car il approfondit sa vision d’Israël sur ses cinq années passées à essayer de relater « la montée de l’intolérance et la polarisation du débat public ». Mais il est aussi l’objet d’une forme de « coming-out » : Piotr Smolar, comme le chauffeur de Victor Pivert, est Juif, son grand-père est un héros d’un épisode méconnu de la Shoah (la révolte du Ghetto de Minsk) qui a fini sa vie en Israël. C’est l’intérêt de ce livre : il entremêle la grande histoire, l’évolution du peuple juif, la situation personnelle de l’auteur, son rapport à la judéité, les paradoxes qui entourent Israël et encore beaucoup d’autres tableaux, souvent illustrés par des rencontres avec des personnages haut en couleur (Claude Lanzmann, Ephraïm Sneh, Asa Kasher, etc…).
Il faut dire que Piotr Smolar joue sur du velours depuis la sortie du livre : les critiques proviennent essentiellement de cette extrême-droite francophone un peu hystérique dès qu’on touche à un cheveu d’Israël : pourquoi lui répondre ? [2]. Et lorsqu’il passe en promotion sur Europe 1, France Inter, France 24 ou RFI, il est évidemment accueilli à bras ouvert par des confrères qui s’extasient sur un discours incarné sur la Shoah, une introspection biographique très émouvante et une vision d’Israël somme toute très en ligne avec la couverture traditionnelle d’Israël en France.

Je veux essayer dans ce billet d’en offrir une critique plus nuancée, venant de quelqu’un, en bon disciple de Yeshayahou Leibowitz, qui ne sous-estime pas la gravité de l’occupation israélienne et de ses conséquences sur l’avenir de la société israélienne.

D’abord, il faut reconnaître à Piotr Smolar une chose : il se découvre et se livre. Ce n’est pas si habituel pour un correspondant du Monde en Israël. Car rappelons tout de même que ce que dit son déménageur lorsqu’il arrive en Israël (« Vous le savez bien, les journalistes français ici, ils écrivent tous d’une certaine façon. Contre Israël ») n’est pas complètement faux. Il suffit de se rappeler des précédents correspondants du Monde en Israël, Benjamin Barthe, Gilles Paris ou Laurent Zecchini. Benjamin Barthe est désormais correspondant au Liban après avoir collaboré à un journal égyptien et à l’Humanité, tout en étant lié de façon matrimoniale à une ancienne fonctionnaire du ministère palestinien des Affaires étrangères. Gilles Paris, après avoir quitté son poste en Israël, a ouvert un blog spécialisé (désormais fermé) intitulé Israël-Palestine Guerre ou Paix où, dégagé de son devoir de réserve, il a pu écrire des articles dont la tendance était extrêmement claire, si ses articles n’avaient pas suffi à orienter le lecteur sur ses convictions[3]. Et tout cela, sans remonter à Patrice Claude, inénarrable correspondant du Monde en Israël pendant les années 90, période à laquelle je commençais à lire Le Monde et à m’étonner d’un ton si peu nuancé ou professionnel.
Il y a donc une forme de continuité dans Le Monde dans le traitement d’Israël que je résumerais ainsi : une puissante critique de l’occupation, associée à une minimisation des erreurs palestiniennes et à une simplification de la complexité inhérente à la société israélienne, que Piotr Smolar reprend à son compte.

Mais la singularité de Smolar n’est pas dans sa ligne éditoriale (somme toute classique pour Le Monde), elle est dans l’interaction entre son métier de journaliste et le périple biographique de 3 générations de Smolar. Le grand-père, héros de la résistance du Ghetto de Minsk était un communiste convaincu, qui choisit après la guerre de rester en Pologne et de continuer à lutter pour la réalisation de l’idéal communiste. Déjà très éloigné de toute pratique religieuse, la guerre l’avait tout de même mis en contact direct avec l’antisémitisme forcené des nazis mais aussi avec celui tout aussi réel de la société polonaise. Il défendit pourtant dans son journal une opposition farouche au sionisme afin peut-être de ne pas se voir accuser de conflit de loyauté avec le communisme.
Reste qu’une visite en Israël et la position de plus en plus anti-israélienne de la Pologne a eu raison de cette posture : il accepta de quitter la Pologne pour sauver ses enfants emprisonnés et se retrouva à finir sa vie en Israël, qui n’a jamais évidemment constitué pour lui la moindre terre promise, encore moins lorsqu’elle renonça à devenir une société répondant à tous les standards du socialisme.
Son père lui, tout aussi éloigné du judaïsme, choisit la France où il fonda une famille somme toute française dont Piotr est un des enfants. Piotr Smolar est donc le produit de cette histoire (il n’évoque pas beaucoup sa mère, mais on comprend qu’elle est issue également d’une famille juive ashkénaze durement éprouvée par la guerre).

Piotr Smolar est donc français, juif, d’origine polonaise, journaliste, ne veut surtout pas qu’une quelconque identité unique le définisse et insiste sur son côté « bien dans ses baskets » et absolument pas torturé par ces histoires d’identité. On le croit bien volontiers, mais il me semble qu’il y a une raison à cela : en réalité, comme il le dit lui-même, Smolar est Français avant tout. Il a grandi dans la culture française dont on connaît la puissance assimilationniste, la Pologne n’est qu’un souvenir historique et l’intensité de sa judéité est assez faible : selon son propre aveu, très peu de connaissances religieuses (mais en cela il n’est que l’archétype de l’élite cultivée française qui est d’une ignorance crasse sur les religions en général), une ascendance déjà très déjudaïsée et pas de volonté affirmée de transmettre un quelconque héritage lié au judaïsme.

Dans sa façon de couvrir l’actualité israélienne, je ne reproche pas à Piotr Smolar de penser que l’occupation israélienne est terrible pour les Palestiniens. Ni qu’elle risque à long terme de pervertir l’idéal sioniste. Ni de dire que les Palestiniens sont devenus un non-sujet pour la société israélienne. Ni que le discours politique en Israël est de plus en plus critiquable. Tout cela est juste et mérite d’être évoqué, y compris dans un journal comme Le Monde.
Simplement lorsque Smolar affirme qu’«Etre correspondant en Israël consiste d’abord à réussir les articles qu’on écrit pas », cela signifie concrètement qu’il va refuser d’écrire sur l’antisémitisme palestinien, qu’il va donner peu de place au narratif israélien et que cela va se traduire in fine par une impression de manque d’empathie extrême pour les Israéliens. Je ne choisis pas ce terme d’empathie par hasard. C’est exactement ce que j’ai ressenti tout le long de ma lecture des articles de Piotr Smolar pendant ces 5 années de correspondance. Je m’en suis d’ailleurs ouvert un soir lors d’un dîner où un haut-fonctionnaire ami du journaliste était présent.

Et c’est avec surprise que je retrouve ce terme dans « Mauvais Juif » lorsque les parents de l’auteur lui font exactement ce même reproche ! « Mes parents se sont émus d’un manque d’empathie à l’égard d’Israël ». Ce passage du livre est d’ailleurs extrêmement étrange. Les parents Smolar lui demandent s’il ne faut pas plus évoquer le contexte, l’histoire, la défiance arabe vis-à-vis d’Israël, etc… Plutôt que de répondre à cela, Smolar indique que ses parents ne tombent pas dans le travers de reprocher de ne pas parler du « miracle israélien » au niveau économique, technologique et reprend sa conviction : que l’occupation est l’alpha et l’oméga de ce qui se déroule dans le pays et que tout le reste ne serait que peccadilles et d’anecdotiques événements.

Etrange donc parce qu’il ne répond pas à ses parents : pourquoi ne pas tenter d’expliquer pourquoi l’occupation persiste et pourquoi les espoirs soulevés par Oslo et par Camp David en sont aujourd’hui au point mort. Est-ce uniquement de la faute d’Israël demandent implicitement ses parents ? Ce à quoi semble répondre Smolar : peut-être pas, mais ce qui compte aujourd’hui c’est de lutter de toutes ses forces contre l’occupation qui est néfaste à la fois pour les Palestiniens et à la fois pour Israël. Position que l’on peut tout à fait entendre dans la bouche d’un militant israélien pour la paix, mais sous la plume d’un correspondant du Monde qui contribue à façonner l’image d’Israël en France où l’antisémitisme rejaillit de plus belle sous couvert détestation d’Israël, est-ce bien raisonnable ?
Ma thèse est la suivante : pour Piotr Smolar, paradoxalement, un juif est porteur d’une religion, éventuellement d’une culture et du souvenir de drames intimes. Mais en aucun cas, il ne peut être assimilé à un peuple. Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, connaît bien cette position. Lorsqu’il lutta dans la Résistance dans le maquis de Vabre, aux côtés notamment de Robert Gamzon « Castor », le fondateur des Eclaireurs Israélites de France, il rappela le scandale que constituait aux yeux de nombreux résistants issus de la Droite française, l’émigration de leurs camarades de lutte vers Israël et leur nouvelle patrie.

Cette position très profonde en France, qui remonte à Clermont-Tonnerre et qui demanda pour les Juifs de France « tous les droits en tant qu’individu, mais aucun en tant que Nation » connaît des répercussions jusqu’à aujourd’hui. Qu’on se souvienne notamment de la position de Jacques Chirac : extrêmement empathique et agréable avec les Juifs de France (cf. le discours du Vel d’Hiv ou sa proximité avec la communauté juive organisée) mais virulent envers Israël (héros du monde arabe après son altercation dans la vieille ville de Jérusalem et demandant à Yasser Arafat de conserver une position maximaliste dans les négociations de paix).

Et c’est ce qui ressort de la position de Piotr Smolar, position finalement très ancienne : le pouls organique du peuple juif tel qu’il émerge en Israël, dans toute sa complexité, n’est pas traité par Smolar, comme si les Juifs devaient d’abord se fondre dans un moule plus universel qui ne permette plus l'expression de leur singularité dans toutes ses dimensions : on reconnaît la position de Paul de Tarse avec la création du christianisme, actualisée par l’idéal communiste auquel a adhéré son grand-père et remodelé par l’universalisme républicain auquel lui adhère fortement.
Ce point est d’ailleurs évoqué dans le livre. Piotr Smolar a en effet le courage d’aborder un article assez ahurissant écrit en mars 2006 juste après l’assassinat d’Ilan Halimi[4]. Sa thèse c’est qu’Ilan Halimi avait été victime d’un crime crapuleux, qu’il fallait d’abord dénoncer et que son origine juive n’avait a priori qu’une place mineure dans le crime. Il regrettait amèrement le concert de dénonciation de l’antisémitisme qui contribuait essentiellement à la fragmentation identitaire de la société française. Société où on oublierait l’universalisme à la française et où on se sentirait obligé de toujours en revenir à une dimension identitaire et victimaire. Piotr Smolar exprime des regrets dans son livre quant à cet article, mais on ne comprend pas très bien sa place dans l’ouvrage : est-ce un mea culpa sur la minimisation de l’antisémitisme dans la société française ? Mais où se trouve alors l’analyse qu’on attendait sur le lien entre l’image d’Israël (notamment véhiculée par Le Monde) et la recrudescence de l’antisémitisme ?  Ou est-ce la reconnaissance qu’en dépit d’une volonté d’effacement de la dimension de peuple juif par le narratif républicain, il existe un tel concept que l’auteur aurait pu découvrir en Israël ? On ne sait pas vraiment.
Au crédit de l'auteur, on peut toutefois accorder un certain courage typographique: contrairement au choix de son journal, Piotr Smolar écrit le nom Juif avec une majuscule, signe qu'il considère le Juif comme appartenant à un peuple et pas seulement comme le pratiquant d'une religion. Serait-ce un argument en défaveur de ma thèse ? Peut-être mais plus subtilement, je pense que c'est un moyen somme toute juste d'inclure les 3 générations de Smolar dans le cercle de la judéité et ce, indépendamment de tout lien avec une quelconque pratique religieuse. 

On sort de ce livre, passionnant je le répète, soucieux de s’interroger sur le foisonnement d’influences qui le parcourt, sur les conclusions auxquelles l’auteur est parvenu, sur la question du déterminisme historique et sociologique ou sur la grande histoire du XXème siècle. On se prend même à imaginer un peu d’autodérision chez Piotr Smolar lorsqu’il écrit à propos de son grand-père : « Tu as un rapport vicié à la vérité. Tu portes des verres politiques correcteurs. (…) La réaction chimique entre la passion idéologique et la réalité reste une affaire individuelle ». A-t-il écrit ces lignes comme une invitation à se demander si le petit-fils pouvait se trouver dans une situation similaire ?

Empathie ou pas, on est sûr d’une chose : ces 5 ans passés en Israël auront marqué Piotr Smolar, il s’agit d’une expérience marquante qui lui aura fait découvrir, même s’il ne s’étend pas dessus dans son livre, des bribes de ce que la tradition juive a produit au cours des siècles, indépendamment des contingences historiques. Vers la fin du livre, il relate une discussion passionnante avec une femme rabbin (Tamar Elad-Appelbaum) sur la signification de l’être juif, mais surtout, il finit son livre par un indice, que seuls des francophones, hébraïsants et connaisseurs de la tradition peuvent déceler.
Le livre se termine en effet par la recherche de la tombe de son grand-père au cimetière de Shefayim. Elle est compliquée par la non-maîtrise de l’hébreu par Piotr Smolar, tandis que les écritures de la pierre tombale sont entièrement en hébreu.

Mais il finit par trouver et observe que des cailloux sont placés sur la tombe « conformément à la tradition ancestrale. J’ai lu beaucoup d’explications sur la signification de ce geste. Elles sont souvent magnifiques, spirituelles ou étymologiques. Celles que je préfère tournent autour de la permanence de la mémoire. Les fleurs symbolisent la vie ; elles finissent par se faner. Les pierres, elles, représentent une forme de lien indestructible.
De père en fils. »

Que vient faire le « De père en fils » ici ? Il s’agit bien d’une des explications à cette coutume. En hébreu, une pierre se dit « Even » et s’écrit Alef, Beth, Noun.
Or le mot père se dit Av (Alef, Beth) et le mot fils de dit Ben (Beth, Noun). Les 3 lettres du mot pierre sont une fusion des mots Père et Fils.

La vraie question étant désormais de savoir pour Piotr Smolar ce qu’il dira à son propre fils (ou sa fille) et si la question autour de l’être juif pourra se poursuivre. Nous, Juifs d’affirmation, selon la dénomination de Jean-Claude Milner, savons qu’il n’y a rien de plus fragile. 



[2] Piotr Smolar n’échange pas sur Twitter : personnellement je trouve ce média complètement invraisemblable mais enfin quand on choisit d’y être, autant en accepter les règles du jeu, quitte à filtrer les extrémistes 

jeudi 2 novembre 2017

L'éducation ce n'est pas (que) l'enseignement de la Thora

L’éducation des enfants, ce n’est pas (que) l’enseignement de la Thora

En février 2017, l’ancien Grand Rabbin d’Angleterre, Jonathan Sacks, a publié une série de 13 vidéos fournissant 13 principes pour être « an inspired parent ».[1]

Dans la 6ème de ces vidéos, l’accroche est simple et percutante : « Quel est le mot hébreu pour éducation ? Hinoukh, n’est-ce pas ? Non, tout faux ! Le mot hébreu pour éducation, c’est Talmud Thora. Talmud Thora, c’est le judaïsme que vous apprenez grâce à vos enseignants. C’est le judaïsme que vous apprenez en écoutant. C’est le judaïsme que vous apprenez par vos lectures. C’est le judaïsme que vous apprenez aux travers des livres et des salles de classe. Hinoukh, signifie autre chose (….) Hinoukh veut dire « apprendre par la pratique, learning by doing ».


Rav Jonathan Sacks
Au-delà de l’intérêt de cette vidéo et de la défense de l’éducation informelle par les mouvements de jeunesse que promeut le Rav Sacks[2], l’information cruciale de cette entame, c’est qu’il y aurait deux Mitzvot différentes, par leur substance et par leur conséquence.
D’un côté l’enseignement de la Thora (Talmud Thora) qui est une obligation de la Thora, qui ne s’appliquerait qu’aux fils (et pas aux filles)[3]. De l’autre une Mitzva d’éduquer ses enfants, de leur apprendre progressivement à pratiquer les Mitzvot, à les leur faire apprécier et à s’assurer qu’ils suivront la voie indiquée par la Thora pour les juifs du monde entier.

Cette dichotomie est intéressante mais problématique :
1)      D’abord, si la source de la Mitzva de Talmud Thora est bien identifiée (Velimadetem ete benekhem), il n’en n’est pas de même pour cette Mitzva de Hinoukh.  Elle semble être une Mitzva deRabbanan (instituée par les Sages) pour laquelle, il n’existerait aucune trace dans les 5 livres du Pentateuque.[4]
2)      Ensuite, cela induirait que la Mitzva de Talmud Thora n’est pas exhaustive, qu’il ne s’agit pas d’une Mitzva éducationnelle complète captant la totalité de ce que le vocable « éducation » recouvre, au point de lui adjoindre une autre Mitzva, dont les contours restent à définir, mais qui resterait indispensable pour bâtir un jeune juif (ou une jeune juive) digne de ce nom

Le Mechekh Hokhma aborde ces questions de façon sibylline dans un de ses commentaires de la Paracha Vayera.
Introduisons le passage de la Paracha en question. Dieu a prévu de détruire Sodome et Gomorhe, les anges chargés de l’opération sont sur le point de s’y rendre après avoir rendu visite à Avraham. Et là, apparaît une sorte de monologue intérieur divin, probablement unique en son genre dans toute la Thora, où Dieu se parle à lui-même.

« Vais-je taire à Avraham ce que je veux faire ? Avraham ne doit-il pas devenir une nation grande et puissante et une cause de bonheur pour toutes les nations de la terre ? »
« Car si je l’ai aimé, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie de Dieu en pratiquant la vertu et la justice ; afin que l’Eternel accomplisse sur Avraham, ce qu’il a déclaré à son égard ».[5]

Formidable passage, où Dieu sait qu’il devra « endurer » une discussion sans issue avec Avraham sur l’avenir de Sodome (elle sera détruite malgré l’intervention d’Avraham), mais qu’il la lui doit compte-tenu de la mission et du destin qui lui est promis.

Le Mechekh Hokhma, dans son commentaire sur ce passage, qu’il existe en effet une Mitzva de Hinoukh indépendante de celle du Talmud Thora. Jusque-là, il ne dit rien de neuf. C’est par exemple ce qu’indique déjà Maïmonide dans son code de lois[6] en s’appuyant sur des discussions variées du corpus talmudique, référence d’ailleurs ramenée par le Mechekh Hokhma.[7] Mais il innove pourtant en faisant de ce passage la source scripturaire de cette Mitzva. En allant à l’encontre (ou en complément) de Maïmonide, qui voit l’origine de cette Mitzva dans un passage des Proverbes[8], le Rav Meir Simha Hacohen indique que le principe même de la Mitzva de Hinoukh, d’éducation de ses enfants, se situe dans ce verset où Dieu avoue la raison ultime de la distinction spécifique d’Avraham et de sa descendance après lui. De la même façon qu’Avraham a éduqué ses enfants et ses proches à suivre un chemin de vertu et de justice, chaque juif après lui devra encourager sa progéniture à « faire » et du coup, à apprendre.

Cette Mitzva d’éducation n’est donc pas juste une mesure technique garante d’efficacité, mais au contraire le cœur et le principe essentiel de la raison pour laquelle Avraham a été distingué. Pourquoi Avraham a été choisi pour porter le projet divin ? Parce qu’il est un éducateur et ce n’est pas un hasard si Avraham est l’unique personnage de toute la Thora à mériter ce qualificatif. L’éducation informelle n’est donc pas juste une méthode intéressante, c’est au contraire le vecteur incontournable par lequel le projet abrahamique peut se déployer.

On pourrait prendre le risque d’extrapoler ce Hidouch du maître de Dvinsk :
-        L’étude et la pratique de la Thora seules ne suffisent pas à accomplir complètement l’objectif que poursuit Dieu pour le peuple juif. Il faut y ajouter une dimension existentielle où l’exemplarité et la volonté de faire vivre au quotidien des valeurs non pas théoriques mais passant par la pratique régulière deviennent essentielles

-        L’objectif suprême, tant de l’étude et la pratique de la Thora que de l’éducation par l’exemple, sont de faire des hommes et des femmes pratiquant Tsedaka ouMichpat, traduits plus haut par « Vertu et Justice ». Où l’on retrouve aussi une forme d’inspiration du discours prophétique ultérieur, parfois occultée par nos sociétés plus formatées pour l’efficacité, l’intensité existentielle ou la volonté de protection des « dangers extérieurs »

-        Le Mechekh Hokhma le dit explicitement : autant la Mitsva d’enseigner la Thora est réservée aux garçons, autant cette Mitzva de Hinoukh s’adresse autant aux garçons qu’aux filles[9], preuve que si le chemin est différent, il n’est pas question de laisser quiconque de côté lorsque se pose la question centrale de l’éducation de la jeunesse et de son caractère quasiment exclusif dans la matérialisation de l’humanité de demain.




[2] Le Rav Sacks raconte notamment une anecdote savoureuse. Il a été amené à rencontrer toute l’équipe du Département éducatif de l’Université Hebraïque de Jérusalem. Plutôt que de se présenter normalement, il a été décidé que chacun dirait pourquoi ils ont décidé d’embrasser une carrière dans l’éducation juive. Tous, sans exception (y compris le Rav Sacks), ont mentionné l’importance de leur passage en mouvement de jeunesse. Mouvements de jeunesse qui précisément ne faisaient l’objet d’aucun département universitaire au sein des différentes chaires de science de l’éducation !
[3] « Tu l’enseigneras à tes fils ». Exégèse rabbinique : et donc pas à tes filles
[4] C’est par exemple l’avis du fondateur du mouvement Habad, Rabbi Schneour Zalman de Liady dans son Choulkhan Aroukh Harav, Yoré Déa 246 :
[5] Genèse 18 : 17-19
[6] Michné Thora – Hilkhot Maakhalot Asourot 17:28
[7] Le Rav de Dvinsk est un des plus grands commentateurs de Maïmonide à travers la 2ème de ses œuvres maîtresses : le Or Sameah
[8] Proverbes 22 :6
[9] Le Mechekh Hokhma prend ainsi position dans une discussion talmudique dans Nazir 29a entre Rabbi Yokhanan et Rech Lakich où on pourrait déduire de la position de ce dernier que la Mitzva de Hinoukh ne s’applique pas aux filles

lundi 20 février 2017

La Courtoisie plus importante que les Mitzvot ? Une analyse du Mechekh Hokhma


Quel juif pratiquant n’a jamais entendu cette tirade : « c’est bien beau de respecter les Mitzvot, de mettre les Téfilines, de respecter Chabbat, etc…, mais si c’est pour avoir un comportement humain détestable, ça sert à quoi d’être religieux franchement ? »

L’argumentaire sous-jacent de cette attaque est plutôt simple à identifier. Un des objectifs du judaïsme serait de faire de la vie des êtres humains une vie constructive, apaisée avec ses semblables, créant un environnement pouvant contribuer à rendre l’homme meilleur, en partie en lui inculquant les règles élémentaires de civilité autorisant une vie en commun possible.

Comme ce ne sont pas les injonctions pratiques qui manquent dans la Thora, il suffirait d’intégrer des règles spécifiques rendant l’homme plus éduqué dans ses relations humaines, au-delà des comportements purement contractuels et au-delà du respect des injonctions « religieuses ».

Réponse classique : « Mais c’est le cas ! Regardez, la Thora interdit le Lachon Hara (la médisance), elle considère sévèrement toute volonté de créer une scission au sein du peuple, de créer des clans ou même d’humilier son prochain. C’est donc bien dans le projet de la Thora ! »

Il existe deux objections à cette réponse convenue (mais néanmoins exacte) : d’abord l’expérience montre que certains Juifs très attachés aux Mitzvot dites « Ben Adam Lamakom », qui régissent la relation entre l’homme et Dieu, sont parfois moins regardants sur les Mitzvot « Ben Adam Lahavero », entre un homme et son prochain, sans que cela n’attire de désapprobation spécifique.

Ensuite, chose étrange, si la Thora prévoit bien des punitions sévères pour les idolâtres, les meurtriers ou les transgresseurs du Chabbat, elle ne prévoit aucune punition formelle pour les auteurs de Lachon Ara, de colporteurs de rumeurs ou même de vol. Pas de coups de bâton, ni mise à mort, rien de spécial si ce n’est une vague amende dans le cas du vol.

C’est de ce dernier constat que part le Mechekh Hokhma pour introduire un commentaire qui n’a a priori rien à voir avec la Paracha.
Il n’explique pas cette différence de traitement entre certaines fautes « théologiques » et celles qui impliquent une déficience en matière de qualités morales, de civilités ou même de courtoisie[i]. Mais il tient absolument à nous faire voir, dans son développement, que l’absence de punition individuelle pour des actions de ce type ne saurait équivaloir à une infériorité qualitative de ces commandements, et tient donc également à contrer le reproche si ancien que le judaïsme subit depuis des siècles : appelez-le pharisaïsme, absence d’empathie pour les autres, pointillisme législatif faisant oublier l’importance du vivre ensemble, etc, etc…

L’axe de réponse du Mechekh Hokhma est le suivant : il n’y a en effet pas de punition prévue pour l’individu passible de contrevenir à ces règles de civilités élémentaires, mais lorsque c’est la collectivité qui est prise en défaut sur ces qualités, la gravité de la situation ne suscite presque aucun espoir quant à la survie du groupe en question, ou en tous cas quant à la possibilité d’échapper à une perception incroyablement négative par Dieu.
Rav Meïr Simha Hacohen de Dvinsk multiplie les exemples pour soutenir sa démonstration :
  • La génération de David était composée de Justes, mais puisqu’il y avait en son sein des délateurs, elle se faisait battre lors de ses campagnes militaires.[ii] 
  • A l’inverse, la génération d’Akhav était pleine d’idolâtres et de gens de débauches, mais puisqu’ils étaient irréprochables du point de vue de l’unité du peuple, de l’absence de médisance entre eux ou de discorde, la Thora dit même que la Shekhina résidait parmi eux ![iii]
  • Le 1er Temple a été détruit à cause des crimes de meurtre, d’idolâtrie et de débauche sexuelle[iv], mais….il a finalement été reconstruit, alors que le 2ème Temple, détruit à cause de la Haine gratuite entre Juifs n’a toujours pas été reconstruit. Ce qui montre bien, dit le Mechekh Hokhma, qu’ « Il est plus grave pour une collectivité de faillir en matière de qualités morales, que de transgresser les Mitzvot »
-        Dieu a pardonné la faute du faute du Veau d’Or, assimilable à de l’idolâtrie. Mais il n’a pas pardonné la faute des Explorateurs, dont la médisance était le cœur de la transgression, preuve encore qu’une faute collective portant sur l’éthique du peuple est plus impardonnable que servir un autre Dieu
La charge est violente, mais quel rapport avec la Paracha ?

Il se trouve qu’un Midrach[v] fait référence aux réticences qu’avaient les Anges et la mer à effectuer autant de miracles pour les enfants d’Israël en Egypte et lors de leur sortie. Pourquoi, dit Samaël, faire des miracles pour les enfants d’Israël alors qu’ils étaient idolâtres et donc fautifs ?
Le Mechekh Hokhma donne une raison extraordinaire et relit le midrach de façon très personnelle. « Si j’ai fait tout cela pour les enfants d’Israël, aurait répondu Dieu, c’est parce que c’était un peuple uni, d’où la discorde était absente. Si j’ai choisi de faire en sorte que la mer s’ouvre et crée des murs de part et d’autre de leur avancée (« VeHamaim lahem Homa »), c’est bien parce que j’ai confiance dans les qualités morales de ce peuple. »
Mais il y a un problème : l’expression « VeHamaim lahem Homa » (« Et les eaux se dressèrent en muraille ») est dite à deux reprises dans la Paracha[vi], la deuxième fois après que les Egyptiens furent engloutis par la mer. Et le mot Homa n’est pas orthographié de la même façon que la première fois qu’il apparaît. Il l’est de façon défectueuse, avec un Vav manquant, ce qui ne se lit plus « Muraille », mais « Fureur, Colère ».

Pourquoi la mer serait en colère ? Parce qu’à ce moment-là, ce qui justifiait l’apparition des miracles pour les enfants d’Israël, c’était leur unité collective. Or un épisode fameux, se tenant juste avant l’ouverture de la mer, a fait s’effondrer ces qualités. C’est la complainte des Hébreux lorsqu’ils se rendent compte que la mer est devant eux, que les Egyptiens sont sur le point de les rattraper et qu’ils se trouvent dans une sorte d’impasse existentielle.

A ce moment-là, dit un autre Midrach, le peuple s’est scindé en 4 groupes concurrents, chacun essayant de proposer une solution différente : retourner en Egypte, se suicider, se battre contre les Egyptiens ou prier. Aucune de ces solutions (y compris la prière !) ne trouve grâce aux yeux de Dieu.[vii] On comprend maintenant pourquoi : ce qui avait fait la force des enfants d’Israël jusqu’à présent s’évanouit du fait de cette dissension fatale. Fatale, finalement pas, probablement pour des raisons supérieures, mais le texte devait en garder la trace, d’où l’absence de ce Vav, d’où la mention de cette colère envers un peuple qui ne méritait plus finalement d’être traité différemment des Egyptiens qui eux, ont été engloutis.

Cette relecture audacieuse du Midrach par le Mechekh Hokhma nous laisse avec de nouvelles questions : les enfants d’Israël s’en sont finalement sortis malgré la déliquescence de leur civilité et de leur concorde. Est-ce que la punition était censée venir plus tard ? Dans le cadre de l’épisode des explorateurs ? Pourquoi finalement n'y a-t-il pas de sanctions sur le plan individuel si la faute est si énorme sur le plan collectif ?

Quoiqu’il en soit, le plaidoyer incroyablement puissant du Mechekh Hokhma en faveur d’une société apaisée, sachant cohabiter en harmonie, respectueuse des positions parfois opposées de chacun, même lorsque des situations de transgression flagrante des Mitzvot se font jour, est une position originale pour un sage lituanien du 19ème siècle, mais qui sonne de façon étrangement familière aux oreilles d’un Juif du XXIème siècle.



[i] Le Mechekh Hokhma emploie le mot « Nimousiot » qui signifie en hébreu moderne Politesse, courtoisie, bonnes manières
[ii] Yerouchalmi Pea, Chapitre 1, Michna 1
[iii] Yoma 52b
[iv] Yoma 9a
[v] Mekhilta, Midrach Avkir, Yalkout Chimoni 234
[vi] Chemot 24 :22 et Chemot 24 :29
[vii] J’avais produit un commentaire inspiré du Rabbi de Loubavicth sur ce passage : http://lemondejuif.blogspot.de/2007/01/bechalah-quand-la-route-se.html

lundi 29 février 2016

Tuer au nom de Dieu - Une approche juive

(Billet originalement publié pour le Site des Etudes Juives)
Les exactions de Daesh ou des terroristes sur le sol français soulèvent le cœur et perturbent notre esprit modelé par la tradition occidentale sur un point précis : comment ces brutes peuvent-ils perpétrer de tels méfaits pour immédiatement les revendiquer au nom de Dieu ?
Dieu est-il si faible qu’on ait besoin de le défendre, de tuer des hommes pour une histoire de blasphème supposé ? Qui a le droit d’user d’une violence meurtrière au nom du divin ? N’est-ce pas un danger impossible à circonscrire ?
Ces questions ne supportent pas la moindre nuance dans la réponse qu’il convient d’apporter et toute condamnation uniquement partielle de ces actes ferait peser légitimement un immédiat soupçon de collusion avec les djihadistes.
Pourtant, la Paracha de cette semaine, Ki-Tissa, met précisément en scène cette situation qui provoque un écho étrange à ce qui nous paraît aujourd’hui injustifiable. Rappelons le contexte : après l’érection du Veau d’Or, Moïse descend du Sinaï, brise les Tables de la Loi qui venaient de lui être confiées par Dieu, puis prend une initiative particulière. Regardons le texte[1] :
L'adoration du veau d'or par Nicolas Poussin
« Moïse vit que le peuple était livré au désordre; qu'Aaron l'y avait abandonné, le dégradant ainsi devant ses ennemis et Moïse se posta à la porte du camp et il dit: "Que celui qui est pour Dieu vienne auprès de moi!" Et tous les Lévites se groupèrent autour de lui. Il leur dit: "Ainsi a parlé l'Éternel, Dieu d'Israël: ‘Que chacun de vous s'arme de son glaive! Passez, repassez d'une porte à l'autre dans le camp et immolez, au besoin, chacun son frère, son ami, son parent!’  Les enfants de Lévi se conformèrent à l'ordre de Moïse; et il périt dans le peuple, ce jour-là, environ trois mille hommes. »


Outre l’effroi qu’il suscite, ces 4 versets ne manquent pas de soulever plusieurs questions.
  1. Dans la plupart des rebellions qui eurent lieu dans le désert, c’est Dieu qui se charge seul, via des épidémies, des foudroiements ou l’ouverture des antres de la terre, de punir les coupables. Du coup, notre interrogation initiale (comment peut-on user de violence aujourd’hui au nom de Dieu ?) trouve une réponse aisée : Dieu se charge très bien tout seul de s’opposer aux effrontés. Laissons-lui encore aujourd’hui cette charge et s’il n’est pas patent que le « Méchant soit puni » par une action divine, en dehors d’une action judiciaire, il n’est donc bien sûr pas possible de déclarer une peine de mort sur la base d’une colère, fût-elle bien inspirée. Or, ici c’est bien Moïse, un homme, qui prend l’initiative de cette exécution de masse. Pourquoi ?
  2. 3000 morts c’est beaucoup, mais en même temps, c’est un chiffre étrange. Si l’ensemble du peuple avait été idolâtre à l’exception de la tribu de Levy, pourquoi ne pas tuer tout le peuple justement, comme semblait le proposer Dieu dans un premier temps ? Et s’il faut pardonner au peuple, pourquoi en tuer 3000 et sur quelle base ? 
  3. Plus gênant, Moïse invoque un ordre de Dieu pour justifier la tuerie : « Ainsi a parlé l’Eternel, Dieu d’Israël ». La question saute aux yeux : où Dieu a-t-il bien pu dire cela ? Est-ce réellement un ordre divin ?

Arrêtons-nous sur cette dernière question. D’abord, il est rassurant de constater que les commentateurs de la Tradition, comme ils en ont l’habitude[2], ne s’en laissent pas compter et n’acceptent pas de prendre les paroles de Moïse (oui, on parle bien du plus grand prophète du judaïsme) à la lettre et demandent une justification de cet ordre surréaliste.
Certains commentateurs vont même assez loin : pour le Tana DebéElyahou[3], Moïse n’a jamais reçu cet ordre de Dieu, il l’a « inventé » pour pouvoir ensuite retourner vers l'Eternel et lui demander miséricorde pour le reste du peuple.
C’est une opinion intéressante, mais peut-être pas suffisamment subtile et en tous cas très problématique : il serait donc possible de prendre l’initiative de « parler pour Dieu » afin de justifier tout et n’importe quoi ?
Il est donc temps de se tourner vers les commentaires de ces versets par le Netziv de Volojhine, qui propose une approche novatrice.
La Yéchiva de Volojhine
D’abord, le Netziv interprète de façon originale l’interpellation initiale de Moïse : « Que celui  qui est pour Dieu vienne auprès de Moi ! ». La façon classique de comprendre cet appel c’est : « que celui qui n’a pas succombé à l’idolâtrie me rejoigne ». Sous-entendu, seule la tribu de Lévi est restée en dehors de la faute alors que l’ensemble du peuple est coupable.
Le Netziv met tout de suite les choses au point : « Moïse n’appelle pas ceux qui n’auraient pas succombé à la faute d’idolâtrie car la majorité du peuple n’y a pas succombé ». Il semble souscrire ici à un avis répandu consistant à dire que la faute du Veau d’Or était bien une erreur, mais consistant à donner une dimension quasi-divine aux intermédiaires tels que Moïse dont ils avaient besoin pour passer outre l’abstraction de la transcendance. Ce qui est très différent d’une volonté de se détourner du Dieu unique et de se laisser aller à un culte idolâtre. Les 3000 morts seraient alors juste l’infime partie du peuple qui se serait véritablement risquée à défier Dieu et qui mériterait la peine capitale.
Mais alors dans ce cas, qui est concerné par l’appel de Moïse ? Pour le Netziv, il s’agit « quiconque sait qu’il n’appartient qu’à Dieu et qui est prêt à sacrifier sa vie et tout ce qu’il possède pour l’amour de Dieu ». En d’autres termes, dans la lignée de ses commentaires précédents (et notamment ceux analysés sur le site des Etudes Juives[4]), le Netziv met d’abord en avant la dimension de désintéressement absolu nécessaire pour prétendre agir au nom de Dieu. Il n’est pas question d’espérer une quelconque récompense, fût-elle une place dans le monde futur, si l’on veut prouver son amour de Dieu et punir les idolâtres : une pureté dans l’intention, quasi-inatteignable en vérité, est invoquée.
En plus de la raison théologique, le Netziv va plus loin en proposant également une nécessité sociale à ce désinteressement : ce n’est qu’à cette condition que cet événement tragique peut être accepté et agréé par le peuple et que les Lévites peuvent échapper à une volonté de révolte. Si l’on s’y risquait, on pourrait trouver une analogie dans l’évolution de la Révolution russe de 1917 : tant que les Bolcheviks affichaient un désintéressement et une ambition uniquement tendue vers l’accomplissement du communisme, une acceptation tacite du peuple pouvait se faire jour, malgré la violence et malgré des injustices. Mais dès que les leaders se vautrent dans une recherche de l’intérêt personnel qui entache la « beauté » de la Révolution, le peuple ne peut plus suivre. Idem ici : s’il existait le moindre soupçon que les Lévites procédaient à ces exécutions par intérêt personnel, comment ne pas ressentir un sentiment insupportable ? Mais il faut lire entre les lignes : cela veut aussi signifier que l’Homme est capable de percevoir l’Absolu et d’admettre les conséquences qu’il engendre. Quel danger…. 
Pour illustrer la fragilité de cette intention existentielle, le Netziv complète son commentaire dans le « HarehevDavar »[5]. Dans une de ses notes, le Netziv utilise cet argument du désintéressement pour expliquer un Midrach Raba concernant le patriarche Jacob lorsqu’il se fit passer pour son frère pour obtenir la bénédiction de son père. Selon ce Midrach, Jacob aurait été puni pour avoir provoqué un cri de désespoir chez son frère Esaü qui avait bel et bien perdu la bénédiction de l'aîné. Une question est légitime : n’aurait-il pas dû d’abord être puni pour avoir trompé son père ??
Réponse du Netziv : Jacob n’avait pas le choix, il devait agir ainsi. Mais tromper son père lui a causé une grande souffrance intérieure. En revanche, doubler son frère lui a permis de ressentir un plaisir coupable, ce qui ternit son attitude « uniquement orienté vers Dieu », ce qui lui vaut alors d’en assumer les conséquences et de mériter une réprimande.
A ce stade, nous comprenons à quel point le Netziv choisit de restreindre cette capacité à user de violence légitime au nom de Dieu, au point de ne la réserver qu’à une attitude presque surhumaine (et uniquement biblique ?) de désintéressement total.
Reste notre question principale : Dieu a-t-il ordonné quelque chose à Moïse, oui ou non ?
Le Netziv n’esquive pas la question et y répond clairement : « Bien sûr que Dieu lui a ordonné d’agir ainsi ». Mais alors si c’est ainsi, pourquoi l’ordre n’apparaît pas clairement dans le texte de la Thora ?
Réponse profonde et cohérente du Netziv : il est impossible d’ordonner aux hommes d’atteindre ce niveau suprême « d’amour de Dieu inconditionnel ». Il s’agit d’un niveau qui surpasse même le commandement de « KiddouchHachem », de sanctification du nom de Dieu, et il est impossible de commander quelque chose dont la possibilité d’existence est statistiquement aussi faible. Selon le Netziv, l’ordre de Dieu avait cette forme : « Si tu trouves des hommes dont la pureté de l’intention est avérée et qui orientent leurs actions uniquement du fait d’un amour de Dieu, alors dis-leur de procéder à cette punition en te réclamant du Dieu d’Israël. Mais si tu n’en trouves pas, il est hors de question de procéder ainsi ».
Le texte se lit alors avec une grande fluidité : Moïse cherche d’abord si des hommes répondent à ce qualificatif (« Celui qui est pour Dieu vienne avec moi ») et c’est seulement après les avoir trouvés qu’il peut enfin se réclamer d’un ordre divin « Ainsi a parlé l’Eternel, Dieu d’Israël ».
Si l’on peut synthétiser ce commentaire du Netziv, on y trouve les caractéristiques principales de tout grand commentaire de la tradition juive :
  • Il prend de front les questions que pose le texte, même lorsqu’elles peuvent apparaître de prime abord comme profondément gênantes à notre appréhension première
  • Les personnages bibliques ne sont pas des « Saints » irréprochables et intouchables. Ils sont « grands », mais leur comportement doit être justifié et recherché par un questionnement incessant. Ils peuvent même parfois être pris en faute[6]
  • Tout en conservant la dimension absolue des leçons bibliques (ainsi ici la légitimité d’une manifestation de violence au nom de Dieu), la tradition juive, dans la continuité de l’exercice talmudique cherche à les circonscrire dans un espace adapté à l’Homme vivant dans une société et un écosystème relationnel réel et non idéalisé.


[1] Ex(32 ; 25-28)
[2] Rachi en tête Ex (32 ; 27)
[3] Midrash tardif compilé au 10ème siècle attribué à un Amora (Maître du Talmud) du 3ème siècle
[5] Notes ajoutées par le Netziv qui forment une sorte de super-commentaire du HaemekDavar, le commentaire principal
[6] Comme Jacob, cf. la mention au HarehevDavar ci-avant