jeudi 5 novembre 2020

Le potentiel d'Abraham et l'erreur d'Isaac

Le potentiel d’Avraham et l’erreur d’Isaac

L’épisode de la ligature d’Isaac (Akedat Itzhak en hébreu) est évidemment un des morceaux de bravoure de la Paracha Vayéra, lue cette semaine
(en théorie si les synagogues étaient ouvertes).

Abondamment commenté depuis les sages de la tradition jusqu’aux philosophes modernes (Kierkegaard, Derrida,…), cet événement radical ne cesse d’interroger les lecteurs de la Bible. Preuve de la nécessité d’une obéissance absolue au Dieu tout puissant pour certains, cet événement peut aussi se lire comme un éloge de la nuance : la véritable épreuve serait pour Abraham de ne pas se laisser porter par des pulsions radicales et de rester capable d’écouter le mince filet de voix qui le pousserait certes à faire monter son fils sur le Mont Moriah mais également à l’en faire redescendre aussitôt (cf. Rachi). [1]

Le Sforno, commentateur Italien de l'époque de la Renaissance, tente une approche originale. Si l’on suit le commentaire développé lors de cet épisode[2], il s’agit de savoir si Abraham est capable de développer son potentiel et de le rendre effectif. De la même façon que Dieu a été capable de rendre effectif la bonté qu’il a déversé sur le monde, Abraham doit démontrer qu’il a été créé « à l’image de Dieu » et donc en mesure d’aimer Dieu et de craindre Dieu, non pas seulement à travers de belles déclarations, mais à travers un acte et une épreuve, quel que soit son contenu exact.


Ce commentaire du Sforno vient implicitement nous dire une chose : l’homme est à l’image de Dieu, ce qui signifie en creux qu’il n’est pas à l’image des anges, qui eux, ne connaissent pas cette notion de « potentiel à développer ». Ce sont des créatures célestes certes, très élevés spirituellement, mais qui connaissent une stabilité permanente. Ils ne peuvent ni chuter, ni s’élever. L’homme lui, dispose de ce trésor, de cette bénédiction qui l’autorise à fluctuer, mais qui surtout lui demande un travail permanent.

Sforno persiste dans cette idée, lorsque justement, un ange descend pour arrêter Abraham en train de sacrifier son fils. La phrase de la Thora est la suivante :

« Mais un envoyé du Seigneur l'appela du haut du ciel, en disant: "Abraham! . Abraham!"  II répondit: "Me voici." II reprit: "Ne porte pas la main sur ce jeune homme, ne lui fais aucun mal! Car, désormais, j'ai constaté que tu honores Dieu, toi qui ne m'as pas refusé ton fils, ton fils unique!" [3]

Il y a un problème de syntaxe dans cette phrase. Et la question saute aux yeux : qui parle ? Est-ce l’ange ? Mais alors pourquoi la phrase glisse-t-elle à la fin vers une sorte d’exclamation de Dieu « Toi qui ne m’a pas refusé ton fils ! »

Est-ce Dieu ? Mais alors, pourquoi dit-il « J’ai constaté que tu honores Dieu » comme si Dieu se prenait pour Alain Delon en parlant de lui-même à la 3ème personne ?

Le Sforno apporte une réponse originale : c’est bien l’ange qui parle du début à la fin. Lorsque celui-ci dit « Désormais j’ai constaté (ou j’ai compris) que tu honores Dieu », cela signifie en réalité : j’ai compris pourquoi Dieu porte une telle attention aux hommes et les a d’une certaine façon placés au-dessus de nous les anges. Il y a une grandeur divine dans cette capacité à accomplir vos qualités en puissance.

Mais alors, comment lire « toi qui ne m’as pas refusé ton fils » qi l’on admet que c’est l’ange qui s’exprime ?
La réponse du Sforno est innovante. Il faut lire le mot « Mimeni » (de moi) comme s’il se rattachait au fait qu’Abraham honore Dieu et donc traduire la phrase ainsi : « Car, désormais j’ai constaté que tu honores Dieu plus que moi, vu que tu n’as pas refusé ton fils, ton fils unique ! ».

L’ange admet encore ici sa défaite : cette capacité à sortir d’un déterminisme quel qu’il soit est une dimension de l’homme qui nous sera, à nous les anges, à jamais inaccessible.

Cette question du potentiel n’est pas anodine, car elle sera à l’origine de problèmes ultérieurs. Un midrach[4] explique que les anges, voyant Abraham triompher de cette épreuve, ont pleuré. Et que les larmes des anges sont tombées dans les yeux d’Isaac qui est devenu aveugle (d’où son incapacité à reconnaître ses enfants par la suite).

Comment interpréter ce Midrach étrange ? Peut-être de la façon suivante : logiquement, si Isaac devait retenir une leçon de tout cela, c’est que le potentiel de l’homme est une valeur absolue qui autorise toutes les tolérances puisqu’au bout du bout, l’homme aura toujours la capacité de se surpasser et de transformer son potentiel en accomplissement existentiel. Et que l’incroyable geste de son père réussissant à se transcender, à se sublimer, va l’aveugler pour le reste de ses jours.

C’est en effet précisément cette radicalisation de la notion de potentiel qui va l’induire en erreur : son fils Esaü était probablement celui qui disposait du plus fort potentiel. Et Isaac va le « cajoler » jusqu’à la fin sans comprendre une chose fondamentale : certains hommes ont un potentiel qu’ils n’activeront jamais. Et que l’essentiel n’est pas dans la qualité du potentiel initiale, mais dans la capacité de l’homme à effectuer les efforts nécessaires pour mettre à profit ce qui lui sera offert à la naissance.

Ca sera le mérite de Rébecca de l’avoir saisi. 


[1] Cette dernière approche peut se lire dans Rachi, mais est également explicitement développée par le Rabbi de Kotzk et reprise par André Fraenkel dans le livre reprenant ses enseignements « L’écho de la Parole » aux éditions Lichma. C’est la lecture la plus convaincante que je connaisse. Elle a été soutenue également par le philosophe Dan Arbib dans un article de la revue Studia Phaenomenologica Vol XII 2012 intitulé « Donner la mort ? Phénoménologie et sacrifice : Note sur une interprétation de Derrida » où il remettait en question la lecture plus « classique » de Derrida sur ce passage biblique.

[2] Commentaire du Sforno sur 22 :1

[3] Genèse 22 : 11-12

[4] Berechit Rabba 56