dimanche 29 septembre 2019

Mauvais Juif de Piotr Smolar


Piotr Smolar a été le correspondant en Israël du Monde lors des 5 dernières années. Il vient de rentrer en France et a, pour l’occasion, rédigé deux textes, l’un sous forme d’article, l’autre dans un livre passionnant, intitulé Mauvais Juif.

Son article[1], publié au sein d’une série écrite par 12 correspondants étrangers du Monde, vise à décrire les spécificités auxquelles est confronté un journaliste Français en Israël, aux répliques sismiques que provoquent ses articles, notamment auprès des Juifs de France, mais aussi aux influences et aux pièges dans lesquels un journaliste peut tomber (on comprend que le principal étant l’intoxication potentielle de la propagande israélienne). L’article n’est pas d’un intérêt majeur : il ne fait que confirmer une position très critique envers Israël et une vision assez négative (populiste, voire raciste) de certains Juifs francophones.


Le livre, forcément, est plus intéressant car il approfondit sa vision d’Israël sur ses cinq années passées à essayer de relater « la montée de l’intolérance et la polarisation du débat public ». Mais il est aussi l’objet d’une forme de « coming-out » : Piotr Smolar, comme le chauffeur de Victor Pivert, est Juif, son grand-père est un héros d’un épisode méconnu de la Shoah (la révolte du Ghetto de Minsk) qui a fini sa vie en Israël. C’est l’intérêt de ce livre : il entremêle la grande histoire, l’évolution du peuple juif, la situation personnelle de l’auteur, son rapport à la judéité, les paradoxes qui entourent Israël et encore beaucoup d’autres tableaux, souvent illustrés par des rencontres avec des personnages haut en couleur (Claude Lanzmann, Ephraïm Sneh, Asa Kasher, etc…).
Il faut dire que Piotr Smolar joue sur du velours depuis la sortie du livre : les critiques proviennent essentiellement de cette extrême-droite francophone un peu hystérique dès qu’on touche à un cheveu d’Israël : pourquoi lui répondre ? [2]. Et lorsqu’il passe en promotion sur Europe 1, France Inter, France 24 ou RFI, il est évidemment accueilli à bras ouvert par des confrères qui s’extasient sur un discours incarné sur la Shoah, une introspection biographique très émouvante et une vision d’Israël somme toute très en ligne avec la couverture traditionnelle d’Israël en France.

Je veux essayer dans ce billet d’en offrir une critique plus nuancée, venant de quelqu’un, en bon disciple de Yeshayahou Leibowitz, qui ne sous-estime pas la gravité de l’occupation israélienne et de ses conséquences sur l’avenir de la société israélienne.

D’abord, il faut reconnaître à Piotr Smolar une chose : il se découvre et se livre. Ce n’est pas si habituel pour un correspondant du Monde en Israël. Car rappelons tout de même que ce que dit son déménageur lorsqu’il arrive en Israël (« Vous le savez bien, les journalistes français ici, ils écrivent tous d’une certaine façon. Contre Israël ») n’est pas complètement faux. Il suffit de se rappeler des précédents correspondants du Monde en Israël, Benjamin Barthe, Gilles Paris ou Laurent Zecchini. Benjamin Barthe est désormais correspondant au Liban après avoir collaboré à un journal égyptien et à l’Humanité, tout en étant lié de façon matrimoniale à une ancienne fonctionnaire du ministère palestinien des Affaires étrangères. Gilles Paris, après avoir quitté son poste en Israël, a ouvert un blog spécialisé (désormais fermé) intitulé Israël-Palestine Guerre ou Paix où, dégagé de son devoir de réserve, il a pu écrire des articles dont la tendance était extrêmement claire, si ses articles n’avaient pas suffi à orienter le lecteur sur ses convictions[3]. Et tout cela, sans remonter à Patrice Claude, inénarrable correspondant du Monde en Israël pendant les années 90, période à laquelle je commençais à lire Le Monde et à m’étonner d’un ton si peu nuancé ou professionnel.
Il y a donc une forme de continuité dans Le Monde dans le traitement d’Israël que je résumerais ainsi : une puissante critique de l’occupation, associée à une minimisation des erreurs palestiniennes et à une simplification de la complexité inhérente à la société israélienne, que Piotr Smolar reprend à son compte.

Mais la singularité de Smolar n’est pas dans sa ligne éditoriale (somme toute classique pour Le Monde), elle est dans l’interaction entre son métier de journaliste et le périple biographique de 3 générations de Smolar. Le grand-père, héros de la résistance du Ghetto de Minsk était un communiste convaincu, qui choisit après la guerre de rester en Pologne et de continuer à lutter pour la réalisation de l’idéal communiste. Déjà très éloigné de toute pratique religieuse, la guerre l’avait tout de même mis en contact direct avec l’antisémitisme forcené des nazis mais aussi avec celui tout aussi réel de la société polonaise. Il défendit pourtant dans son journal une opposition farouche au sionisme afin peut-être de ne pas se voir accuser de conflit de loyauté avec le communisme.
Reste qu’une visite en Israël et la position de plus en plus anti-israélienne de la Pologne a eu raison de cette posture : il accepta de quitter la Pologne pour sauver ses enfants emprisonnés et se retrouva à finir sa vie en Israël, qui n’a jamais évidemment constitué pour lui la moindre terre promise, encore moins lorsqu’elle renonça à devenir une société répondant à tous les standards du socialisme.
Son père lui, tout aussi éloigné du judaïsme, choisit la France où il fonda une famille somme toute française dont Piotr est un des enfants. Piotr Smolar est donc le produit de cette histoire (il n’évoque pas beaucoup sa mère, mais on comprend qu’elle est issue également d’une famille juive ashkénaze durement éprouvée par la guerre).

Piotr Smolar est donc français, juif, d’origine polonaise, journaliste, ne veut surtout pas qu’une quelconque identité unique le définisse et insiste sur son côté « bien dans ses baskets » et absolument pas torturé par ces histoires d’identité. On le croit bien volontiers, mais il me semble qu’il y a une raison à cela : en réalité, comme il le dit lui-même, Smolar est Français avant tout. Il a grandi dans la culture française dont on connaît la puissance assimilationniste, la Pologne n’est qu’un souvenir historique et l’intensité de sa judéité est assez faible : selon son propre aveu, très peu de connaissances religieuses (mais en cela il n’est que l’archétype de l’élite cultivée française qui est d’une ignorance crasse sur les religions en général), une ascendance déjà très déjudaïsée et pas de volonté affirmée de transmettre un quelconque héritage lié au judaïsme.

Dans sa façon de couvrir l’actualité israélienne, je ne reproche pas à Piotr Smolar de penser que l’occupation israélienne est terrible pour les Palestiniens. Ni qu’elle risque à long terme de pervertir l’idéal sioniste. Ni de dire que les Palestiniens sont devenus un non-sujet pour la société israélienne. Ni que le discours politique en Israël est de plus en plus critiquable. Tout cela est juste et mérite d’être évoqué, y compris dans un journal comme Le Monde.
Simplement lorsque Smolar affirme qu’«Etre correspondant en Israël consiste d’abord à réussir les articles qu’on écrit pas », cela signifie concrètement qu’il va refuser d’écrire sur l’antisémitisme palestinien, qu’il va donner peu de place au narratif israélien et que cela va se traduire in fine par une impression de manque d’empathie extrême pour les Israéliens. Je ne choisis pas ce terme d’empathie par hasard. C’est exactement ce que j’ai ressenti tout le long de ma lecture des articles de Piotr Smolar pendant ces 5 années de correspondance. Je m’en suis d’ailleurs ouvert un soir lors d’un dîner où un haut-fonctionnaire ami du journaliste était présent.

Et c’est avec surprise que je retrouve ce terme dans « Mauvais Juif » lorsque les parents de l’auteur lui font exactement ce même reproche ! « Mes parents se sont émus d’un manque d’empathie à l’égard d’Israël ». Ce passage du livre est d’ailleurs extrêmement étrange. Les parents Smolar lui demandent s’il ne faut pas plus évoquer le contexte, l’histoire, la défiance arabe vis-à-vis d’Israël, etc… Plutôt que de répondre à cela, Smolar indique que ses parents ne tombent pas dans le travers de reprocher de ne pas parler du « miracle israélien » au niveau économique, technologique et reprend sa conviction : que l’occupation est l’alpha et l’oméga de ce qui se déroule dans le pays et que tout le reste ne serait que peccadilles et d’anecdotiques événements.

Etrange donc parce qu’il ne répond pas à ses parents : pourquoi ne pas tenter d’expliquer pourquoi l’occupation persiste et pourquoi les espoirs soulevés par Oslo et par Camp David en sont aujourd’hui au point mort. Est-ce uniquement de la faute d’Israël demandent implicitement ses parents ? Ce à quoi semble répondre Smolar : peut-être pas, mais ce qui compte aujourd’hui c’est de lutter de toutes ses forces contre l’occupation qui est néfaste à la fois pour les Palestiniens et à la fois pour Israël. Position que l’on peut tout à fait entendre dans la bouche d’un militant israélien pour la paix, mais sous la plume d’un correspondant du Monde qui contribue à façonner l’image d’Israël en France où l’antisémitisme rejaillit de plus belle sous couvert détestation d’Israël, est-ce bien raisonnable ?
Ma thèse est la suivante : pour Piotr Smolar, paradoxalement, un juif est porteur d’une religion, éventuellement d’une culture et du souvenir de drames intimes. Mais en aucun cas, il ne peut être assimilé à un peuple. Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, connaît bien cette position. Lorsqu’il lutta dans la Résistance dans le maquis de Vabre, aux côtés notamment de Robert Gamzon « Castor », le fondateur des Eclaireurs Israélites de France, il rappela le scandale que constituait aux yeux de nombreux résistants issus de la Droite française, l’émigration de leurs camarades de lutte vers Israël et leur nouvelle patrie.

Cette position très profonde en France, qui remonte à Clermont-Tonnerre et qui demanda pour les Juifs de France « tous les droits en tant qu’individu, mais aucun en tant que Nation » connaît des répercussions jusqu’à aujourd’hui. Qu’on se souvienne notamment de la position de Jacques Chirac : extrêmement empathique et agréable avec les Juifs de France (cf. le discours du Vel d’Hiv ou sa proximité avec la communauté juive organisée) mais virulent envers Israël (héros du monde arabe après son altercation dans la vieille ville de Jérusalem et demandant à Yasser Arafat de conserver une position maximaliste dans les négociations de paix).

Et c’est ce qui ressort de la position de Piotr Smolar, position finalement très ancienne : le pouls organique du peuple juif tel qu’il émerge en Israël, dans toute sa complexité, n’est pas traité par Smolar, comme si les Juifs devaient d’abord se fondre dans un moule plus universel qui ne permette plus l'expression de leur singularité dans toutes ses dimensions : on reconnaît la position de Paul de Tarse avec la création du christianisme, actualisée par l’idéal communiste auquel a adhéré son grand-père et remodelé par l’universalisme républicain auquel lui adhère fortement.
Ce point est d’ailleurs évoqué dans le livre. Piotr Smolar a en effet le courage d’aborder un article assez ahurissant écrit en mars 2006 juste après l’assassinat d’Ilan Halimi[4]. Sa thèse c’est qu’Ilan Halimi avait été victime d’un crime crapuleux, qu’il fallait d’abord dénoncer et que son origine juive n’avait a priori qu’une place mineure dans le crime. Il regrettait amèrement le concert de dénonciation de l’antisémitisme qui contribuait essentiellement à la fragmentation identitaire de la société française. Société où on oublierait l’universalisme à la française et où on se sentirait obligé de toujours en revenir à une dimension identitaire et victimaire. Piotr Smolar exprime des regrets dans son livre quant à cet article, mais on ne comprend pas très bien sa place dans l’ouvrage : est-ce un mea culpa sur la minimisation de l’antisémitisme dans la société française ? Mais où se trouve alors l’analyse qu’on attendait sur le lien entre l’image d’Israël (notamment véhiculée par Le Monde) et la recrudescence de l’antisémitisme ?  Ou est-ce la reconnaissance qu’en dépit d’une volonté d’effacement de la dimension de peuple juif par le narratif républicain, il existe un tel concept que l’auteur aurait pu découvrir en Israël ? On ne sait pas vraiment.
Au crédit de l'auteur, on peut toutefois accorder un certain courage typographique: contrairement au choix de son journal, Piotr Smolar écrit le nom Juif avec une majuscule, signe qu'il considère le Juif comme appartenant à un peuple et pas seulement comme le pratiquant d'une religion. Serait-ce un argument en défaveur de ma thèse ? Peut-être mais plus subtilement, je pense que c'est un moyen somme toute juste d'inclure les 3 générations de Smolar dans le cercle de la judéité et ce, indépendamment de tout lien avec une quelconque pratique religieuse. 

On sort de ce livre, passionnant je le répète, soucieux de s’interroger sur le foisonnement d’influences qui le parcourt, sur les conclusions auxquelles l’auteur est parvenu, sur la question du déterminisme historique et sociologique ou sur la grande histoire du XXème siècle. On se prend même à imaginer un peu d’autodérision chez Piotr Smolar lorsqu’il écrit à propos de son grand-père : « Tu as un rapport vicié à la vérité. Tu portes des verres politiques correcteurs. (…) La réaction chimique entre la passion idéologique et la réalité reste une affaire individuelle ». A-t-il écrit ces lignes comme une invitation à se demander si le petit-fils pouvait se trouver dans une situation similaire ?

Empathie ou pas, on est sûr d’une chose : ces 5 ans passés en Israël auront marqué Piotr Smolar, il s’agit d’une expérience marquante qui lui aura fait découvrir, même s’il ne s’étend pas dessus dans son livre, des bribes de ce que la tradition juive a produit au cours des siècles, indépendamment des contingences historiques. Vers la fin du livre, il relate une discussion passionnante avec une femme rabbin (Tamar Elad-Appelbaum) sur la signification de l’être juif, mais surtout, il finit son livre par un indice, que seuls des francophones, hébraïsants et connaisseurs de la tradition peuvent déceler.
Le livre se termine en effet par la recherche de la tombe de son grand-père au cimetière de Shefayim. Elle est compliquée par la non-maîtrise de l’hébreu par Piotr Smolar, tandis que les écritures de la pierre tombale sont entièrement en hébreu.

Mais il finit par trouver et observe que des cailloux sont placés sur la tombe « conformément à la tradition ancestrale. J’ai lu beaucoup d’explications sur la signification de ce geste. Elles sont souvent magnifiques, spirituelles ou étymologiques. Celles que je préfère tournent autour de la permanence de la mémoire. Les fleurs symbolisent la vie ; elles finissent par se faner. Les pierres, elles, représentent une forme de lien indestructible.
De père en fils. »

Que vient faire le « De père en fils » ici ? Il s’agit bien d’une des explications à cette coutume. En hébreu, une pierre se dit « Even » et s’écrit Alef, Beth, Noun.
Or le mot père se dit Av (Alef, Beth) et le mot fils de dit Ben (Beth, Noun). Les 3 lettres du mot pierre sont une fusion des mots Père et Fils.

La vraie question étant désormais de savoir pour Piotr Smolar ce qu’il dira à son propre fils (ou sa fille) et si la question autour de l’être juif pourra se poursuivre. Nous, Juifs d’affirmation, selon la dénomination de Jean-Claude Milner, savons qu’il n’y a rien de plus fragile. 



[2] Piotr Smolar n’échange pas sur Twitter : personnellement je trouve ce média complètement invraisemblable mais enfin quand on choisit d’y être, autant en accepter les règles du jeu, quitte à filtrer les extrémistes