samedi 2 février 2008

Halakha - un petit exemple de méthode

La Halakha est un concept central dans toute vie juive qui se respecte. Mais c'est aussi une notion complexe donc controversée.

Parfois cible du monde non-juif qui la considère comme une sorte de ritualisme (opposée à une vie spirituelle plus "intérieure"), elle est parfois également interrogée par le monde juif qui en plus des reproches classiques, lui fait grief d'avoir déformé la fulgurance intiale du don de la Thora en déclinant certains préceptes forts en de petites règles mesquines qui n'auraient plus rien à voir avec "le message universel reçu au Sinaï et dont le peuple juif est le garant".

De manière plus concrète, certains milieux "juifs laïques", avec peut-être un peu de mauvaise foi, s'acharnent sur certains "incohérences":

- comment un Loi peut-elle différer entre "Séfarades" et "Ashkénazes" ? Ne sommes-nous donc pas un seul peuple devant obéir à un enseignement identique ?

- La Thora est divine, je veux bien, mais je me refuse à obéir à tous les preceptes ultérieurs décrétés par des rabbins, qui sont des hommes comme vous et moi.

Je dis "de mauvaise foi", parce qu'en réalité,il suffit d'ouvrir quelques bouquins de vulgarisation pas trop mal foutus (ex: Explorations Talmudiques de Georges Hansel aux éditions Odile Jacob qui lui est très bien foutu) pour comprendre la cohérence de l'ensemble du corpus halakhique et la dimension absolument essentielle de l'intervention humaine dans la fixation de la Loi, ce qu'on appelle toujours aujourd'hui la Thora orale (par opposition à la Thora écrite qui rassemble les écrits bibliques tels que les chrétiens les connaissent également, à quelques nuances près).


Mais il est plus compliqué de se plonger dans le Talmud et les décisionnaires ultérieurs pour comprendre précisément le cheminement intellectuel et juridique de la fixation de la halakha dans le temps.
Ce billet ne se veut pas une réponse théorique charpentée aux questions posées ci-dessus. Il s'agit seulement d'un petit exemple de méthode de fixation de la halakha à propos du commandement biblique bien connu: "Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère". 
Ce verset, est à la base de toute la pratique juive sur le mélange interdit entre la viande et le lait.

L'idée du développement ci-dessous est de savoir comment les sages ont répondu à la question toute pratique: 
"peut-on manger des pâtes cuites dans une marmite où de la viande a cuit au préalable, et les mélanger avec du fromage ?"

Quel est le problème ? Il se peut que les pâtes cuites dans une marmite où de la viande a cuit prennent un statut "viande" et ne peuvent donc pas être mélangées avec du fromage puisqu'il est interdit de manger de la viande et des laitages dans le même repas.

Allons-y:

L'origine

D’abord, il y a la source écrite susmentionné dans la bible : « tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère ».

Très bien. Sauf que ça ne précise aucune modalité pratique et les applications de cette loi.

Est-ce à prendre au sens littéral ? Non, c’est rarement le cas. Et c’est la tradition orale qui vient nous préciser les détails.

La Tradition orale, c’est d’abord la Michna, puis la Guemara, qui forment le Talmud.

Sur le sujet pratique qui nous occupe, la source dans le Talmud est à trouver dans le traité Houlin (qui est un des noms des nombreux traités du Talmud).

Le cas du Talmud est le suivant : supposons qu’un poisson ait été cuit, puis posé sur un plat qui sert habituellement à accueillir de la viande. Peut-on manger ce poisson avec du lait (ou du beurre, c’est meilleur) dans une assiette lait ?

Le concept de Noten Taam

Pour y répondre, il faut d’abord se demander pourquoi ça poserait un quelconque problème. Parce qu’au préalable, il faut avoir connaissance d’une notion conceptuelle talmudique appelée « Noten Taam », « Qui donne le goût ».

Une viande cuite dans une marmite va « communiquer le goût » de la viande à la marmite, qui sera potentiellement capable de la retransmettre à un futur aliment lors d’une prochaine cuisson. C’est la raison pour laquelle on a 2 vaisselles : il est impossible de cuire du lait dans une marmite viande vu que la marmite va « communiquer » le goût de la viande au lait, ce qui est interdit.
Une remarque: cette notion n'est pas un concept d'ordre physique même si des éléments de cet ordre peuvent intervenir (il y a une différence par exemple entre un récipient en céramique et un ustensile en verre). Il s'agit avant tout d'une notion juridique.

Tout le monde suit ?

Bon, maintenant abordons une autre notion qui s’appelle « Noten Taam lifgam ».

Concrètement la question est : cette propriété de pouvoir communiquer ce goût est-il éternel ? Réponse : non. Au bout de 24 heures, si la marmite n’a pas été utilisée, la marmite perd son pouvoir de communiquer le goût de viande.

Ah, mais alors : si la marmite n’a plus ce pouvoir après 24 heures, cela veut dire qu’on peut même cuire du lait dans cette marmite ?!!

Réponse : c’est là que nous allons aborder les notions de « Lehatkhila » et « Bediavad », qu’on traduit respectivement par « a priori » et « a posteriori ».

A priori, il est interdit de cuire volontairement du lait dans une marmite viande qu’on a laissé reposer 24 heures.

Mais qu’en est-il d’a posteriori ? Exemple : je me trompe en cuisant mon lait, j’ai pris une marmite viande propre qui n’a pas été utilisée pendant plus de 24 heures.

Ai-je le droit de boire quand même le lait ? Réponse : oui a posteriori, le lait peut être consommé, mais la marmite doit être cacherisée.

Nat bar nat

Bon, revenons au sujet initial. Il ne s’agit pas d’un cas classique de « Noten Taam ». Le poisson est "neutre", il n'est ni lait, ni viande. La question est: est-ce qu'un aliment neutre comme le poisson (ou les pâtes) peut prendre un goût de viande et interdire de ce fait sa consommation avec des laitages ?

Le poisson susceptible de prendre le goût de la viande peut-il être consommé avec du lait ? C’est en fait une sorte de « Noten Taam » secondaire.

C’est exactement ce que dit le Talmud : c’est « Noten Taam bar Noten Taam », "Il donne le goût, puis il redonne le goût" en abregé Nat Bar Nat !

Voilà donc l’explication de ce terme barbare. Alors est-ce permis ou pas ?

Apparemment oui, puisque la Guemara l’autorise. Sauf que ce n’est pas si simple. La Guemara parle du cas où on « pose » le poisson sur un plat viande.

Les commentateurs ultérieurs vont donc discuter de savoir si l’autorisation est toujours valable si le poisson a été « cuit » dans une marmite viande.

Et là il y a désaccord (une « Mahloket » en hébreu), notamment entre le principal décisionnaire du monde Séfarade : le Choulkhan Aroukh, et un des principaux décisionnaires ashkénazes : le Rema (Rabbi Moché Isserles).

Il y a donc divergence entre les Poskim ("décisionnaires") sur ce sujet. Le Choulkhan Aroukh pense que c’est permis (Moutar) dans tous les cas. Le Rema pense que c’est interdit lekhatkhila (a priori), mais autorise de manger le mets bediavad (a posteriori).

Conclusion: si vos parents sont nés en Afrique du Nord, il y a de grandes chances pour que vous puissiez cuire vos pâtes dans une marmite viande, puis les transférer dans une assiette lait et ajouter du fromage. Si vos grands-parents sont nés en Pologne, ça va être plus compliqué...

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