Le petit landerneau parisien s'est récemment agité à propos d'un livre d'Eric Marty: "Une querelle avec Alain Badiou, philosophe".
L'objet du délit ? Le livre, ou plutôt le recueil d'articles d'Alain Badiou paru en 2005 sous le titre "Circonstances 3: Portées du mot "Juif"".
Mini tempête médiatique, tribunes prenant la défense de Badiou (Daniel Bensaïd) ou au contraire condamnant sa prose (Roger Pol-Droit, Frédéric Nef), plus dans chaque camp les tenants du plus extrême politiquement correct, j'ai nommé:
- Aude Lancelin dans le Nouvel Observateur qui, si elle pointe bien l'opposition évidente entre Badiou et Milner, ne peut (ou ne veut) pas voir les lacunes considérables de la pensée de Badiou à propos du nom juif et cela, indépendamment d'Israël et de la Shoa (j'y reviens).
- Victor Malka sur France Culture, un phénomène celui-là, qui cite Berouria à longueur de temps pour mettre en avant le féminisme juif (en oubliant de préciser comment elle a fini), qui laisse publier dans son journal Information Juive un article de Claude Vigée sur Benny Lévy aussi bête et daté qu'anticlérical, et qui lorsqu'il reçoit Eric Marty se plaint du traitement du Talmud par Badiou alors qu'à la lecture, force est de constater que ce mot là lui est complètement inconnu (j'y reviendrai aussi).
C'est donc pour me faire une idée réelle de toute cette petite polémique, mais qui recèle un débat en fait vertigineux, que je commande le livre de Badiou.
Une question bien posée et fondamentale:
La question que pose Alain Badiou en introduction de ce recueil est la bonne. Faut-il faire du nom juif un nom particulier de la pensée générale ? Ce nom a-t-il une spécificité qui nous aiderait à mieux penser le monde ? Fait-on une erreur de raisonnement lorsqu'on pense la politique, l'universel ou le rapport à l'autre en évacuant la référence au nom juif ?
C'est cela qui oppose principalement les deux camps, dont les représentants les plus éminents sont Badiou d'un côté et Milner de l'autre.
...mais qui dérape très vite:
Selon Badiou, la spécificité de ce nom juif et les velleités de certains à le sacraliser trouvent leur origine dans cet événement singulier qu'est la Shoa et dans la situation unique qu'occupe l'Etat d'Israël.
Le nom de "juif" est une création politique nazie qui n'a aucun référent préexistant » (p. 40)
Badiou le redit en d'autres termes dans une émission sur RFI: il n'y a rien en commun entre tous les juifs assassinés par Hitler. Quel rapport en effet entre un riche banquier viennois et un pauvre paysan du shtetl ? Ils n'ont pas le même mode de vie, pas la même culture, pas le même rapport à la politique et à la collectivité.
Et puis, pour Badiou, dans cette classique définition certainement issue du pathétique jeu de mot hébreu = ever = passer = celui qui passe d'une culture à une autre sans appartenir à aucune, le Juif est celui qui "passe" de l'autre côté de sa culture d'origine.
Comme Jean Daniel (dans La Prison juive), comme Edgar Morin (dans Le monde moderne et la question juive) et comme d'autres, le prototype du "bon Juif", c'est Spinoza, c'est Marx, c'est Freud.
Pour Badiou, c'est même Paul de Tarse qui en prononçant cette phrase puissante (qui redevient à la mode puisqu'elle a été également magistralement commentée par Jean-Claude Milner dans Le Juif de savoir) accomplit au mieux la destinée du juif: "Il n'y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme, car tous, vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ".
Et c'est là que réside en fait la principale opposition entre Alain Badiou et Jean-Claude Milner, bien que peu de commentateurs l'aient relevée, chose normale dans un pays aussi peu sensible à la tradition religieuse que la France: ce qui oppose Milner et Badiou, c'est la reconnaissance d'une spécificité positive du nom juif.
Pour Badiou en effet (qui n'a pas lu Leibowitz), le fait historique consistant en ce que pendant près de 2000 ans, en tous cas jusqu'à la fin du XIXème siècle, les Juifs ont en effet partagé une spécificité commune qui était la soumission collective au joug des Mitzvots et à l'étude de la tradition orale, n'existe tout simplement pas. Aucune trace du Talmud chez Badiou. Le trou noir. Lorsqu'il cite Lévinas, c'est pour rappeler ses travaux philosophiques sur l'altérité. Lorsqu'il affirme que ce sont les nazis qui ont créé un signifiant globalisant, il oublie la tradition ininterrompue d'étude des textes. Il ne veut pas voir, qu'indépendamment de toute croyance et en vertu d'un principe purement matérialiste, ce qui a contribué au dynamisme et à la continuité hitorique du peuple juif c'est son rapport à l'étude du Talmud et à son application pratique.
Elément que n'a évidemment pas laissé passer Jean-Claude Milner dans "Les penchants criminels de l'Europe démocratique".
C'est cela la véritable faiblesse de la position de Badiou: bien sûr que l'on peut tenir que l'Etat d'Israël a une politique néfaste pour la région, pour les palestiniens et même pour ses propres habitants (cf. Leibowitz). Bien sûr également que l'on peut tenir très sérieusement que la marque laissée par la Shoa ne doit pas conduire à rendre le nom juif incontournable dans le champ de la pensée générale. Mais ces positions ne sont tenables que si elles englobent dans leur réflexion ce que le peuple juif a eu de spécifique et de différenciant (le Talmud, son étude et sa pratique), toujours maintenu par les Juifs traditionnels.
Spinoza, Marx et Freud ne sont que des dérivés, certes brillants, de cette habitude de réflexion et de violente dialectique propre à la tradition juive. Ils sont comme un des fruits d'un arbre robuste et puissant, mais qui comme tout fruit va pourrir un jour, alors que l'arbre se maintiendra encore vigoureux si la sève ne cesse pas de l'irriguer. La sève c'est le Talmud et sa préservation par le peuple juif traditionnel. Les fruits ce sont Jésus, Spinoza, Marx, Freud, Einstein, Paul de Tarse, mais aussi Edgar Morin ou Jean Daniel.
De plus ou moins magnifiques fruits mais qui ne voient plus l'arbre duquel ils proviennent.
Des interrogations tout de même:
Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Si Badiou ne reconnaît pas ce fait historique, matérialiste qu'a été l'importance de l'étude, il a le mérite de poser une question lancinante pour tous ceux qui se disent juifs mais qui n'ont plus qu'un lointain rapport avec la tradition.
"Je polémique contre ceux qui disent que « juif » est un nom, et non pas un mot, c'est-à-dire ceux qui soutiennent que le mode de rassemblement que ce nom forme est unifié et absolument irréductible à tout autre. A mon avis, cela n'est soutenable que si intervient la transcendance divine. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, on peut soutenir que « juif » est un nom, parce qu'il s'inscrit dans l'espace d'une élection : « juif » est le nom de l'Alliance. Je soutiens, comme le fait de façon cohérente Levinas, qu'il n'est pas possible de maintenir cette exception nominale sans l'appui de la religion."
Badiou pose cette question: en quoi vous qui avez des grands-parents déportés pendant la Shoa ou habitez en Israël êtes-vous différent d'un point de vue ontologique d'un français breton ou auvergnat ? Est-ce cela qui vous donne ce droit de prendre une place démesurée dans le débat intellectuel français ?
A cela la réponse est claire: il n'est pas question de transcendance divine, même pas chez Lévinas. Il est question de l'effort difficile et acharné visant à étudier une tradition orale constamment renouvelée et à pratiquer un mode de vie fondé sur le respect des Mitzvots.
En revanche sans cela, la question de Badiou reste effectivement cruciale pour qui continue à vouloir se dire juif...
Nota: du simple point de vue du style, et bien que normaliens tous deux, il n'y a pas photo: Milner est inégalable...
11 commentaires:
Merci pour cet article passionnant. Je n'ai pas accès aux ouvrages que tu cites, et ta synthèse permet vraiment de mesurer - et d'ouvrir le débat. Passionnant.
Merci pour ce sujet très intéressant effectivement.
Notre Finkie en a dit tes tartines aussi contre Badiou, sur France Culture et ailleurs.
Pour moi, peu importe si c'est le nom ou le mot juif, et je sais combien il est important que le Talmud continue d'être étudié comme il l'est, mais, shoa ou pas, je le porte comme un étendard bien que je ne sois absolument pas religieuse.
Je pense profondément que si les religieux, n'acceptent dans leur rang les non religieux qui continuent de se dire juif, le nom ou le mot juif s'effacera beaucoup plus vite.
Le prédicat identitaire 'juif' peut-il légitimer et déterminer la conduite d'une politique particulière, soit la politique de l'Etat d'israel?
D'abord pour des raisons morales, nous devons dire et tenir que toute politique si elle n'est pas bonne pour tous est injuste.
Autrement dit, une politique peut être bonne et juste pour quelques uns pourvu qu'elle tienne à l'universel.
Par ailleurs, tout groupe humain quelles que soient ses déterminations identitaires à le droit de vivre un processus collectif même dans le cadre d'un Etat dès lors que sa politique est homogène avec l'universel.
Donc Israel peut de droit porter le trait identitaire nodal 'juif' et conduire une politique en fonction de cela et en fonction de l'universel. 'Juif', bien que religieux est donc un predicat comme un autre car il autorise la fondation d'un groupe humain.
Mais il y à L'universel auquel il faut tenir autant qu'à soi.
La question demeure donc de dire si Israel remplit les deux conditions à toute politique; agir pour soi comme pour tous.
L'ennui avec ce type de raisonnement, c'est que précisément, les "fruits" que vous qualifier sont ceux qui ont plus ou moins complètement renié leur judéité. C'est très vrai chez Marx, Morin et Spinoza, plus ambigu chez Freud et Jésus et certes faux chez Einstein. Mais, et on pourrait multiplier les exemples (Husserl, Trotsky, Derrida...) il semble précisément que se soit la tension entre les "fruits" de la judéité et leur volonté de dépassement, qui crée le "génie juif". D'où un approfondissement nécessaire de cette question que je vous laisse mener à bien...
Bravo pur votre blog, il m'avait été recommandé par un ami commun B. Scneider.
Heureusement qu'il y a des "Badiou" qui nous forcent à réflechor de nouveau sur le sens du nom "juif".Il faut l'arracher à lafois au misérabilisme de la choa etau nombrilisme identitaire ou integriste. La voie de Levinas..
Les Maitres du Talmud aprochent cette notion par la négative: celui qui n'a pas de compassion pour la souffrance d'autrui, qui n'a pas le sens de la pudeur ou qui n'est pas capable d'entraide n'est pas de ceux dont les ancêtres étaient au pied du Mont Sinaï
Les casse-couilles en briseurs d'idoles
Toute activité intellectuelle, suivie, qui, par son existence même, menace, non pas, selon le cliché habituel, « tous les conformismes », mais le conformisme autrement pesant des classes dirigeantes de la société française, plus spécifiquement défendues par certaines couches qui font assaut d'idéologie, sous des dehors réalistes, mâtinés de cynisme, s'offrant ainsi le luxe d'une mèche rebelle, toute activité intellectuelle donc qui ne se cantonne pas à n'être que symbolique, s'attire immanquablement les foudres de l'idiot médiatique qui a pour elle la passion que le four crématoire a pour les corps: tout doit disparaître! La politique de la boutique ouverte au sphinx financier. En voici un exemple qui combine Freud et Marx. La pertinence de cette association pourrait entrer dans la galerie du surréalisme, quelque peu trafiquant d'art et expert en analogie, si l'idiot en question avait au moins la fantaisie d'imaginer la chose comme amour de sirène à l'égard du vélocipède. Mais l'idiot médiatique, embarqué à bord du rouleau-compresseur du prosaïsme, rabote tout ce qui est bosse. Sa passion anthropologique dernière est: ni homme ni femme, actionnaire!
Et fatalement, lorsqu'il fait des découvertes, quelque part, soufflées, sur une terre rendue aussi plate qu'un portefeuille d'actions, soit ça tombe pile poil, à plat, soit ça fait une énorme bulle, destinée à éclater entre les mains du dictateur du jour. Et justement, en voilà un qui a découvert l'esprit prophétique, propre aux juifs dé-judaïsés. On admirera au passage cette dé-judaïsation des esprits qui sans doute attend minuit pour fleurir plus commodément. Sa nudité, étant in vitro, elle craint les lumières naturelles. Freud et Marx donc, abstraction faite des hommes réels que ces noms désignent, quelle importance, c'est pas le moment de « tortiller du cul » tout de même, avaient en commun cette illusion: être des savants! Là, l'idiot étend son domaine propre et se fait peuple pour noyer dans la masse une pensée d'un bon mètre et moulée fraîche. L'emploi du mot savant à une époque fière d'arborer une volonté millénariste libérale de sortie définitive de l'archaïsme politique ne manque pas de saveur! On sent comme un pétillement annonciateur de lancer de bouchon, agrémenté d'un petit discours sulfureux, du genre: autruches! Relevez la tête! Ôtez vos verres idéologiques! Et buvez et mangez, l'heure est venue de la communion.
Cette messe est évidement donnée en mémoire des pauvres diables aspirés par une forme ou une autre de messianisme. Désincarnés, il ne sont plus qu'ombres errantes, acharnées à se survivre, en vain. Pas de foi tranquille, sans cliché qui torche! La scène ici est à la manière de la nuit du chasseur. A main droite, l'esprit scientifique, à main gauche, l'esprit prophétique. Du catch attrape-coeur! Cette opposition qui fleure bon le synthétique repose sur un postulat implicite, laissé dans l'ombre: l'idiot qui parle, étant en mesure de déterminer ce qui est scientifique et ce qui ne l'est pas, est, par cette définition même, un scientifique. Freud et Marx sont ainsi ramenés à l'état de bruit et de fureur, objets d'une contemplation réservée aux seuls esprits dotés d'un calme olympien. Sans ça, les pires conséquences ne peuvent qu'advenir! Le corollaire d'une telle antinomie, soluble à l'origine, avant d'être tirée du pot cassé de la philosophie, par quelque membre viril de la confrérie médiatique, est que, et là, prolétaires, entrons dans la danse, réjouissons-nous, c'est son dieu que l'idiot assassine, le noyau de toute religion est proprement irrationnelle, because le prophétisme! Autrement dit la forme première de tout individualisme.
(lire la suite sur 1847.overblog.com)
que de blabla pour défendre du vent!
je suis tombé par hasard sur cet article et vous pouvez être sûr que je ne suis pas près de revenir sur ce blog.
ben oui, les superstitions ne sont pas solubles dans ma tasse de thé.
La discussion avec Badiou sur le sens de l'exception juive a pris un tour passionnant depuis l'intervention d'Ivan Segré. Celui-ci a noué avec Badiou une interlocution spécifique autour du nom Juif comme subjectivité authentique, constituée des mitzvot et de l'étude. Son interview dans la revue Labyrinthe (qui force peut-être les textes mais qui est fascinante dans son interprétation de la vision badiousienne au sujet du nom juif) et son intervention lors du séminaire d'Alain Badiou sont passionnantes (les deux sont consultables sur internet). Pour aller vite, il reconnaît à Badiou d'être le seul à avoir, du point de vue de la philosophie platonicienne, reconnu une place spécifique au nom juif. Si cela semble en contradiction apparente avec ce qui ressort de votre article, c'est sans doute que le problème est complexe et lié à la frontière étude juive/juif de savoir/philosophie. Quoi qu'on pense des travaux d'Ivan Segré (que je trouve trop indulgent à l'égard du sophisme heideggerien sur les chambres à gaz) on doit lui reconnaître d'avoir obtenu de Badiou, ce qui n'était pas rien, la reconnaissance de l'existence d'une pensée spécifique à l'oeuvre dans l'étude juive (l'échange qui devait paraître dans les cahiers d'études lévinassiennes est finalement paru dans la revue Lignes).
Je crois d'ailleurs que vous avez parlé quelque part d'un des livres de Segré. L'analyse que vous faites de la controverse Milner/Badiou (qui devrait être complétée d'un troisième terme: Benny Lévy) prend désormais un autre sens.
"Badiou le redit en d'autres termes dans une émission sur RFI: il n'y a rien en commun entre tous les juifs assassinés par Hitler. Quel rapport en effet entre un riche banquier viennois et un pauvre paysan du shtetl ? Ils n'ont pas le même mode de vie, pas la même culture, pas le même rapport à la politique et à la collectivité."
Et entre un pauvre juif viennois et un pauvre juif polonais, allant tous les deux à la synagogue et parlant le yiddish ?
À la fin des années 1930 le nombre de personnes à travers le monde dont la langue maternelle était le yiddish dépassait les 11 millions sur un total de 15 millions de juifs...
Badiou ne sait rien ni du nom ni du mot juif.
En revanche pour notre Badiou «le seul vrai
juif est celui qui se nie». Ben voyons...
«Que les nazis aient exterminé des millions de gens qu’ils nommaient
« juifs » ne constitue à mes yeux aucune légitimation nouvelle du prédicat
identitaire concerné.»
Comprenez bien toute la perversité dialectique de Badiou. Ce n'est pas les juifs qui se nomment eux-mêmes ainsi, qui se donnent un nom. Leur nom "juif" ils le doivent aux... nazis !
Au final, Israël (le principal ennemi déclaré de Badiou qu’on lui connaisse) en se nommant Juif, fait comme les nazis... Ce qui permet ensuite à Badiou de dire qu'Israël est un «État colonial et racialiste», celui de l’exaltation d’une «communauté de la race» le tout en évoquant on ne sait quel «massacre de lycéens»...
Badiou est très suspect et les juifs, sauf les imbéciles, ont acquis un flaire infaillible pour repérer ce genre de zozo...
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