jeudi 15 mai 2008

Qui est vraiment Rav Ovadia Yossef ? (I)

Rav Ovadia Yossef est peut-être aujourd'hui la figure la plus controversée, la plus adulée mais aussi la plus détestée du monde juif actuel.

Mais qu'on l'aime ou qu'on le déteste, l'erreur serait de le caricaturer et de ne retenir que ses interventions limites sur la Shoah ou, de l'autre côté, de ne pas percevoir le caractère parfois très polémique de certaines décisions halakhiques.

Le Rav Ovadia Yosef vaut mieux que cela car, en effet, il est une figure extraordinaire du monde juif actuel. Qui est déjà le sujet de plusieurs biographies, ouvrages critiques et autres analyses sur sa perception de la Halakha. Et qui en plus occupe une place non négligeable sur l'échiquier politique assez chaotique du pays.

Le professeur Marc Shapiro, grand connaisseur du milieu orthodoxe, a produit une excellente revue critique des livres récents parus sur le Rav Ovadia Yossef.

Il a appelé son article: "MiYosef ad Yosef lo Kam ke Yosef" (De Joseph à Joseph, il n'y en eut aucun comme Joseph).


Petite explication de texte. Cette phrase renvoie à une autre phrase célèbre, présente sur la tombe du célèbre Moïse Maïmonide: "MiMoché ad Moché lo Kam ke Moché" (De Moïse (notre maître) jusqu'à Moïse (Maïmonide), il n'y en eut aucun comme Moïse). Eloge incroyable qui crée un lien presque direct entre Moïse à qui Dieu a donné les tables de la loi et Maïmonide qui a révolutionné le judaïsme, plus d'ailleurs avec son ouvrage de Halakha (le Michné Thora) qu'avec le Guide des Egarés, cher aux intellectuels juifs parisiens.

L'intitulé de Marc Shapiro retrace un lien identique entre Rabbi Yosef Karo et Rav Ovadia Yossef. Pour qui connaît l'impact de Rabbi Yosef Karo sur le monde juif avec la diffusion de son Choulkhan Aroukh ne peut qu'apprécier l'audace de la comparaison. Le Choulkhan Aroukh a en effet provoqué une rupture epistémologique dans la façon qu'ont eu les maîtres de la Tradition d'aborder la loi juive. Il s'agissait, ni plus ni moins, que de compiler et d'arbitrer les décisions halakhiques des plus grands maîtres du Moyen-Age, afin de produire le "code de lois ultime", celui qui mettrait fin aux inombrables discussions portant sur les comportements pratiques du peuple juif et ce, sur l'ensemble du périmètre législatif: les fêtes, la cacherout, les lois commerciales, les prières, le mariage, les contrats, etc...



Nous y reviendrons. Mais l'idée de ce billet, c'est de comprendre en quoi Rav Ovadia Yossef est une personne éminemment importante pour le monde juif d'aujourd'hui.

La renaissance de la fierté séfarade

Pendant longtemps en Israël, l'establishment était composé d'ashkénazes, véritables fondateurs du pays. C'est vrai bien sûr du point de vue laïc (socialistes venus de Russie et de Pologne), mais vrai aussi dans le camp religieux où les plus importantes autorités rabbiniques du pays ont pendant longtemps été issues du monde ashkénaze: le Rav Kook, le Hazon Ich, puis le Rav Shakh, le célèbre Directeur de la Yéchiva de Poniowitz.

Comme esquissé dans un billet précédent, de nombreux jeunes du monde séfarade (principalement d'Afrique du Nord) ont été happés par les yéchivots ashkénazes, ont adopté leur méthodes d'étude et parfois leurs coutumes. Ce qui n'a pas empêché une discrimination notoire: les étudiants séfarades, même les plus brillants, ne peuvent pas forcément étudier dans les plus grandes yéchivot, un séfarade dans le monde Harédi ne peut pas épouser une femme ashkénaze (à moins qu'elle ne soit aveugle, sourde et pauvre), etc, etc... Cet état de fait est bien décrit dans cet article par le Rav Elie Kling.

Un brin paternalistes donc (voire racistes), les grands dirigeants ashkénazes ont toujours considéré qu'il n'était pas encore venu le temps où un séfarade pouvait accéder à des fonctions de leadership au sein du monde religieux. C'est d'ailleurs suite à une phrase malheureuse du Rav Shakh, que le parti Shass décida de ne plus rester sous la coupe des leaders ashkénazes et de prendre son envol de façon autonome dans le paysage politique israélien.

Et ce principalement grâce au Rav Ovadia Yossef. Né en Irak, d'un famille pauvre et pas spécialement reconnue, le Rav Ovadia Yossef n'avait pas les signes extérieurs permettant d'imaginer faire une carrière rabbinique de grande envergure en Israël: séfarade, sans Yikhouss (appartenance à une lignée prestigieuse), et de condition modeste.

Arrivé à l'âge de 4 ans en Israël, il fut pourtant invité à l'âge de 22 ans en Egypte pour prendre la tête du tribunal rabbinique du Caire. En 1968, il fut nommé Grand-Rabbin de Tel-Aviv pour finalement être élu Grand-Rabbin Séfarade d'Israël (Richon Letzion: le primat de Sion) en 1973.

La suprématie halakhique, gage de légitimité incontesté
Qu'est-ce qui distingue donc Rav Ovadia de ses contemporains ? Il dispose d'un atout majeur: c'est un génie de la Halakha. Selon tous les observateurs et les connaisseurs, sa maîtrise des textes halakhiques est absolument inégalée, y compris par les plus grands maîtres ashkénazes du XXème siècle. Or, la légitimité halakhique est absolument fondamentale pour quiconque veut avoir une influence sur le monde juif. Si un quelconque rabbin de communauté explique qu'il est possible d'utiliser une même machine pour laver alternativement le lait et la viande, il risque de se voir rapidement traiter de laxiste, de libéral ou de petit rigolo.

Lorsque c'est Rav Ovadia Yosef qui énonce une telle décision, l'impact est énorme. D'abord, cela a une répercussion sur la vie pratique de centaines de milliers de personnes. Ensuite, il est très compliqué, compte tenu de l'aura dont dispose le Rav Yossef en matière de halakha, de soutenir une opinion opposée.

Si le sujet de la machine à laver la vaisselle vous laisse froid (il ne devrait pas), il faut alors se souvenir que le Rav Ovadia a été à l'origine de plusieurs "Psak Din" (décisions halakhiques) qui ont eu un retentissement énorme en Israël:

- c'est en majeur partie grâce à lui que les immigrants éthiopiens ont été considérés comme Juifs d'un point de vue halakhique. Sans sa décision argumentée et fondée, il n'y aurait peut-être pas d'Ethiopiens en Israël aujourd'hui.

- Rav Ovadia Yosef s'est démené comme jamais pour résoudre le problème des femmes Agounot pendant la guerre de Kippour. Les Agounot sont ces femmes de soldats disparus pendant la guerre qui ne disposaient pas de moyens de divorcer juridiquement et donc de se remarier. Aujourd'hui encore, sur ce sujet épineux, Rav Ovadia Yosef est certainement le décisionnaire ultime auquel on adresse les cas les plus problématiques.

Nous développerons un billet spécifique sur le caractère novateur, voire révolutionnaire sous certains aspects, de la vision halakhique du Rav Ovadia Yossef.


L'autonomie du monde Séfarade en Israël

Mais nous devons d'abord comprendre en quoi son influence a atteint un niveau tel, qu'une personne aussi sensée qu'Ami Bouganim a pu me dire un jour avec conviction que la seule personne capable aujourd'hui de véritablement résoudre le conflit israélo-palestinien s'appellait Ovadia Yossef.

On l'a dit, pendant longtemps, les séfarades religieux ont suivi les décisions prises par les grands maître des Yéchivot lituaniennes, y compris sur le plan politique en votant pour Agoudat Israël (ou Deguel Hathora), le grand parti ultra-orthodoxe. Mais au milieu des années 80, le Rav Shakh, encourage les séfaradim et le Rav Ovadia Yossef à créer un parti spécifiquement séfarade: Shas. L'idée était d'élargir la base électorale orthodoxe pour mieux maîtriser un électorat parfois encore méfiant vis-a-vis du monde ashkénaze. La manoeuvre réussit au-delà de toute attente. En plus d'accueillir les votes des ultra-orthodoxes séfarades, Shas réussit le tour de force de s'attirer les votes des marocains traditionnalistes ou même peu religieux, beaucoup plus nombreux. Shas devient une force majeure de la vie politique israélienne et le Rav Ovadia Yossef, après plusieurs atermoiements, rompt définitivement avec le Rav Shakh pour devenir le leader incontesté de ce mouvement.

La fierté Séfarade était rétablie, ce à quoi ne manque pas de faire allusion le slogan de Shas: "lehahazir ateret leyoshna": redonner la gloire à sa couronne.

A partir du moment où Shas a pris son indépendance, le ressentiment du monde ashkénaze a été extrêmement violent. Du jour au lendemain, le nom de Rav Ovadia Yossef n'apparaissait plus dans les journaux ultra-orthodoxes ashkénazes. Pire, seul son prénom était cité 'Ovadia', sans tous les titres et les marques de respect qui sont accolés dans ces publications aux grands de la Thora. Traitement inimaginable pour un maître du rang d'Ovadia Yossef.

Marc Shapiro se souvient que lorsqu'il a lu ces attaques dans la presse haredi, cela lui a fait l'effet d'un moustique essayant de s'attaquer à un éléphant. La comparaison est pertinente: ces attaques n'ont absolument rien fait pour décrédibiliser le Rav, bien au contraire, elles lui ont donné un prestige supplémentaire: celui qui ose enfin se dresser devant l'hégémonie ashkénaze. Car Rav Ovadia Yossef a su également critiquer de façon construite la société ashkénaze: dans les introductions des volumes 1 et 3 de son oeuvre maîtresse (Yabia Omer), Ovadia Yossef remet en cause le système d'enseignement ashkénaze du fait de sa trop grande valence théorique qui ne permet pas de se concentrer sur l'étude des Aharonim (décisionnaires post-Choulkhan aroukh) et la halakha pratique. Il n'a pas hésité non plus à diminuer le rôle joué par le Hazon Ich dans la période récente. Le Hazon Ich ! Le fondateur de la ville de Bné-Brak, le Rav chez qui Ben Gourion s'est déplacé pour négocier le statu quoi, l'autorité icontestable du monde ashkénaze en Israël après la guerre ! Une icône !

Et voilà que Rav Ovadia Yossef se permet de remettre en cause son appellation de "Moré Horaa", expert en halakha, sous pretexte que le Hazon Ich n'avait jamais eu de responsabilité collective. Tempête en Israël que les deux biographies (non apologétiques rappelons-le car écrites par des journalistes) déjà existantes ont bien évidemment rappelé.

Bien entendu, sur le champ politique, le Rav Ovadia Yossef est connu pour sa position modérée concernant le conflit israélo-palestinien. Ou plutôt pour son "psak din" visant à expliquer que rendre des territoires était permis pour parvenir à une véritable paix. Il ne s'est pas fait que des amis, cette fois-ci du côté des Sionistes religieux qui pourtant dans une grande majorité suivent ses autres décisions halakhiques. Mais contre vents et marées, il a cassé certaines barrières en entrant volontairement dans un gouvernement travailliste où figurait le Meretz, le parti laïque anti-religieux. Ou en refusant de participer au gouvernement d'Ariel Sharon. Ou encore en affichant sa proximité et même son amitié avec Shimon Peres.

Bref, sans rentrer dans son système halakhique qui recèle de nombreuses surprises et pépites, il s'avère que le Rav Ovadia Yossef est un véritable leader au sens où il réussit à inspirer les gens et à rassembler bien au-delà de sa famille proche.

Sa proximité avec les masses est également un facteur important de son succès. Marc Shapiro se souvient avoir assisté à une des ses conférences de Motsaé Chabbat avec un réel plaisir: ce mélange de Thora, d'anecdotes et d'humour a un vrai impact sur l'homme de la rue. Vous me direz que des rabbins qui blaguent et qui s'entendent bien avec le peuple sont légions. Certes, mais aucun n'a l'envergure académique d'un Ovadia Yossef, peut-être le plus grand décisionnaire depuis le Choulkhan Aroukh.


Dans le monde occidental, Ovadia Yossef est plus connu pour ses "gaffes" ou ses déclarations intempestives comme lorsqu'il appela Yossi Sarid (un des leaders du parti Meretz) "Aman" ou "Satan". Marc Shapiro semble mettre ces écarts sur l'ambiance surchauffé de ces conférences du Samedi soir et sur la grande proximité du Rav Ovadia Yossef avec les masses lors de ces déclarations. Pour lui, ces petites phrases seront passées aux oubliette de l'histoire, un peu comme on a oublié aujourd'hui "le bruit et l'odeur" de Jacques Chirac pour ne retenir que sa stature d'homme d'Etat...

Le Rav Ovadia Yossef a donc transformé profondément la sociologie de l'Etat d'Israël, dispose d'un pouvoir politique très important et a opéré une véritable révolution dans le monde halakhique que nous aborderons dans un prochain billet.

C'est tout ça qu'il faut avoir en tête pour mieux comprendre l'action du Rav Ovadia Yossef. Et au-delà, mieux comprendre l'évolution du monde juif en diaspora et en Israël.




6 commentaires:

Anonyme a dit…

Voilà un point de vue interessant qui améne lumiere à ceux qui ne connaissent pas vraiment ce gaon!

Bonne continuation !

Anonyme a dit…

Brillante analyse !
Quand on s'écriait à l'époque au vue de nos Sages : « Veillez à ce que leurs braises ne vous brûlent pas, car leur piqûre est une piqûre de scorpion, leur murmure un murmure de séraphin (ange de feu)… et tout ce qu’ils disent ressemble à des charbons ardents » (Avot).
Aujourd'hui on est rendu à : « la sagesse des Maîtres d'Israël sera méprisée et ceux qui craignent la faute évoqueront le dégoût, la vérité sera morcelée et sèmera la discorde, les jeunes insulteront les personnes âgées, les gens nobles seront contraints de se soumettre devant des personnages vils et médiocres » (Sota).
Conclusion : le Rav Ovadia Yossef nous rapproche, malgré lui, un peu plus du Mashiah...

Anonyme a dit…

On a copié une partie de l'article Pour info, sur ce site http://www.terredisrael.com/wordpress/?p=20320

Anonyme a dit…

Merci pour cet éclairage passionnant sur le Rav Ovadia Yossef et inattendu pour une ashkenaze (oui, je sais, mais je me soigne) proche des idées de Shalom Akhshav .

CG from Pilpoul

How To Play Slot Machines a dit…

Unsuccessful idea

nathaniel a dit…

Hazak!
Ca m'a enormeemnt ouvert les yeux sur ce grand.
Je ne le voyait que sous l'angle du Yalkout Yossek ecrit par son fils et par certaines declarations maladroites. Apparement le monde Sepharade lui doit beaucoup.
Ca m'amene a une autre refelxion qui trotte dans ma tete depuis 2-3 semaines.
Loin de moi de faire de la politique, mais il est frappant que tous les 1er ministres d'Israel etaient achkenazes jusqu'a aujourd'hui.Faut il y voir une des raisons de l'incapacite recurrente des Israeliens a faire la paix avec les Palestiniens? Un homme politique Sepharade, qui connait donc mieux les Arabes ne serait il pas plus a meme a le faire?