vendredi 25 novembre 2011

Toldot - Rachi et le Jéopardy

Vous connaissez le Jéopardy, ce jeu dans lequel on vous donne la réponse et où vous devez deviner la question ?

Eh bien Rachi, c'est pareil !

Et la Paracha de cette semaine va nous donner de beaux exemples pour le prouver. D'abord, un petit rappel de l'histoire: Isaac et Rébecca ont 2 fils, jumeaux, Jacob et Esav, qui ne sont pas les "meilleurs amis du monde".

Après Caïn et Abel, Ismael et Isaac, encore une opposition entre frères ! Et cette opposition trouve son apogée lorsque Jacob va chercher la bénédiction d'aînesse chez son père avec une tunique mise par sa mère pour faire croire qu'il s'agit en fait d'Esav, qui était nettement plus velu...

Bref, bien avant Robert Redford et Paul Newman, c'est la première arnaque de l'histoire.

Mais approchons nous plus près du texte. Lorsque Jacob s'approche de son père pour recevoir la bénédiction, son père lui dit "Qui es-tu mon fils ?"

Et Jacob répond 3 mots: "Anokhi Esav Bekhorekha".

Littéralement, "C'est moi Esav ton aîné".

En résumé, un gros mytho. Et c'est là qu'intervient Rachi (de Troyes dans l'Aube 1040 - 1105).


Rachi, je rappelle, c'est "The" commentateur, que ce soit de la Bible ou du Talmud.

Etudier le Talmud sans Rachi, c'est littéralement impossible, c'est comme essayer de conduire dans Paris en fermant les yeux et en entendant le bruit des voitures...collision assurée !

Rachi, c'est le spécialiste de l'explication littérale: pas de grands développements philosophiques de 20 pages, c'est clair, net et concis.

Mais attention, ça ne veut pas dire que c'est simplet ! On peut bien sûr lire Rachi au 1er degré pour mieux comprendre le texte. Mais ses commentaires appellent des réflexions beaucoup plus profondes, comme par exemple celles développées lors des cours réguliers que donnait Lévinas le Shabbat dans son école (l'ENIO), ou ceux du Rabbi de Loubavitch d'une étonnante profondeur. Ou bien encore, Gour Aryé, le commentaire immense du Maharal de Prague, rien que sur les commentaires de Rachi !

Et pourquoi tout cela ? Parce que Rachi ne pose jamais de question. Lorsque Rachi fait un commentaire, il donne une réponse, à vous de trouver la question, c'est Jéopardy !

Et parfois, le commentaire semble tellement répeter le texte que la question qui revient le plus souvent aux lèvres d'un étudiant de Yéchiva est: "Mais qu'est ce qui embête Rachi pour qu'il nous mette ce commentaire sur ce mot précis ?"


Essayons d'appliquer cela à notre Paracha. Jacob dit donc à son père:"C'est moi Esav ton aîné". Que dit Rachi ? "C'est moi qui t'apporte à manger et Esav est ton aîné".

?????

C'est un truand, ce Rachi, il déforme complètement le texte !

Et pourquoi fait-il cela ? C'est d'ailleurs ce que demande le Maharal dans son commentaire de Rachi. Et le Maharal explique la chose suivante: En fait, Rachi semble nous dire que Jacob n'a pas vraiment trompé son père puisque la phrase peut effectivement être compris comme cela, notamment grâce au mot "Anokhi". "Anokhi" veut dire "je", au même titre qu'un autre mot hébreu: "Ani".

Mais alors qu'"Ani" peut être employé dans une phrase telle "Je bois un café" (sous-entendu, pas du coca), "Anokhi" sera utilisé pour dire "C'est moi qui boit du café" (sous-entendu pas quelqu'un d'autre).

Donc, dit le Maharal, on comprend l'interprétation de la phrase par Rachi:

"Anokhi": C'est moi !

"Esav Bekhorekha": Esav est ton aîné.

Tout ça pour nous dire qu'en fait Jacob est resté droit et qu'il n'a en fait pas commis de mensonge, il a juste utilisé une tournure de phrase un peu ambigue.

OK.

Sauf que...Isaac n'a pas lu Rachi !! Pour Isaac, c'est toujours Esav qui est en face de lui ! Il est à des kilomètres de se douter que Jacob essaie de se faire passer pour Esav !

Donc, du moment qu'Isaac a été floué, Jacob a quand même une part de responsabilité !

Il faut donc aller plus loin. Rachi veut nous dire quelque chose de plus profond: évidemment que Jacob a truandé son père. Evidemment que Jacob va le payer puisque par la suite, c'est lui qui va se faire arnaquer (on va lui refiler Josiane Balasko au lieu de Laetitia Casta...).

Evidemment que la Thora le juge sévèrement.Mais ce que nous dit Rachi, c'est que Jacob est dans une situation intenable: il doit obéir à sa mère qui lui dit de prendre la place de son frère pour accomplir la descendance d'Avraham et en même temps mentir à son père.

La situation est conflictuelle, mais malgré cela, Jacob essaie tout de même de garder un minimum de droiture et de ne pas complètement mentir à son père en utilisant une phrase subtile et ambivalente.

Le message de Rachi est finalement le suivant: "ne jugez pas trop vite Jacob, il est dans une situation conflictuelle tellement humaine, et pourtant il essaie de concilier des intérêts contradictoires".

Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que c'est Jacob (et non pas Avraham ou Isaac) qui sera renommé "Israël". C'est lui qui nous paraît le plus humain: il se bat pour le droit d'aînesse, conquiert ses femmes, a des problèmes conjugaux, lutte avec son frère, doit affronter une opposition entre ses fils, a même conquis par la guerre une partie de la terre de Canaan, bref a une vie ponctué d'échecs et de réussites, une vie qui emploie les voies les plus "tordues", qui rencontre des vissicitudes à n'en plus finir....comme le peuple d'Israël par la suite, jusqu'à aujourd'hui.

Mais malgré ces obstacles, nous dit Rachi, il tient à garder une voie qui se veut la plus juste possible.

Leçon n°1 de Rachi: nos patriarches n'étaient pas des "saints". Ils étaient humains, avec des problèmes humains, et pourtant ils luttaient pour essayer de garder une droiture irréprochable.


Mais je ne résiste pas à l'envie de vous parler d'un autre Rachi dans cette Paracha. A la fin, on parle de "Laban, fils de Bethouel l'Araméen, frère de Rébecca, la mère de Jacob et d'Esav".

Rachi, sur les mots "la mère de Jacob et d'Esav" nous dit: "je ne sais pas ce que ça vient nous apprendre".

????

Leçon N°2: Rachi nous donne encore une grande leçon à appliquer pour tous les enseignants et éducateurs: quand on ne sait pas, on le dit, on n'invente pas !!!

OK.

Mais à ce moment là, tais-toi Rachi, finalement on ne t'a rien demandé ! Et puis, Rachi ne commente pas systématiquement TOUS les mots de la Thora. Pourquoi ici insiste-t-il ?

Encore une leçon de Rachi.

Leçon n°3: "Attention, moi je ne sais pas. Mais ne faites pas comme si vous n'aviez rien vu ! Il y a un problème dans cette phrase: pourquoi à la fin de la paracha, dans un verset insignifiant, rappelle-t-on que Rébecca est la mère de Jacob ET d'Esav. C'est une forme bizarre: il y a donc un enseignement à en tirer !"

Quand il y a un problème, même quand on n'a pas de solution toute faite, il est interdit de se défiler ! Il faut voir le problème en face !

Décidément ce Rachi, on chanterait presque la Marseillaise pour lui...

Nota: ce commentaire est librement inspiré d'une oeuvre magnifique du Dr Avigdor Bonchek appelé "What's Bothering Rashi ?". C'est une analyse très serrée du commentaire de Rashi et qui ouvre souvent vers des perspectives assez inattendues.
La bonne nouvelle, c'est que depuis l'automne 2011, les livres ont commencé à être traduits en français ! Le premier sur Berechit est dans toutes les bonnes librairies juives. Ca s'appelle "Ce qui dérange Rachi" et c'est aux éditions Gallia.

3 commentaires:

Louis Douglas a dit…

Donc que l’enfant soit subordonné au parent de même sexe.

Anonyme a dit…

Qui est l'auteur de ce texte ? Svp ?

Emmanuel Bloch a dit…

Joli article.

Le pchat de Rachi n'est pas toujours le pchat le plus simple quand meme... Il y a d'ailleurs un passage dans l'introduction du Rachbam sur la Torah ou il dit que son grand-pere (Rachi) lui avait avoue regretter de ne pas avoir ete encore plus pres du sens litteral dans son commentaire...

L'idee que Rachi est pret a critiquer les Avot est tres interessante. 'Hazal n'avaient pas trop de problemes avec cela, mais au Moyen Age c'est tres rare, probablement pour ne pas donner d'arguments aux religions concurrentes (qui voyaient dans les Avot les ancetres archetypaux des Juifs). Chez le Ramban j'ai deja vu des commentaires critiques, mais lui aussi fait figure d'exception...