L’éducation des enfants, ce n’est pas (que) l’enseignement de
la Thora
En février 2017, l’ancien Grand Rabbin d’Angleterre,
Jonathan Sacks, a publié une série de 13 vidéos fournissant 13 principes pour
être « an inspired parent ».[1]
Dans la 6ème de ces vidéos, l’accroche est simple
et percutante : « Quel est le mot hébreu pour éducation ? Hinoukh,
n’est-ce pas ? Non, tout faux ! Le mot hébreu pour éducation, c’est
Talmud Thora. Talmud Thora, c’est le judaïsme que vous apprenez grâce à vos
enseignants. C’est le judaïsme que vous apprenez en écoutant. C’est le judaïsme
que vous apprenez par vos lectures. C’est le judaïsme que vous apprenez aux
travers des livres et des salles de classe. Hinoukh, signifie autre chose (….)
Hinoukh veut dire « apprendre par la pratique, learning by doing ».
Au-delà de l’intérêt
de cette vidéo et de la défense de l’éducation informelle par les mouvements de
jeunesse que promeut le Rav Sacks[2],
l’information cruciale de cette entame, c’est qu’il y aurait deux Mitzvot
différentes, par leur substance et par leur conséquence.
D’un côté l’enseignement de la Thora (Talmud Thora) qui est une obligation de
la Thora, qui ne s’appliquerait qu’aux fils (et pas aux filles)[3].
De l’autre une Mitzva d’éduquer ses enfants, de leur apprendre progressivement
à pratiquer les Mitzvot, à les leur faire apprécier et à s’assurer qu’ils
suivront la voie indiquée par la Thora pour les juifs du monde entier.
Cette dichotomie est intéressante mais problématique :
1)
D’abord, si la source de la
Mitzva de Talmud Thora est bien identifiée (Velimadetem ete benekhem), il n’en
n’est pas de même pour cette Mitzva de Hinoukh. Elle semble être une Mitzva deRabbanan
(instituée par les Sages) pour laquelle, il n’existerait aucune trace dans les
5 livres du Pentateuque.[4]
2)
Ensuite, cela induirait que
la Mitzva de Talmud Thora n’est pas exhaustive, qu’il ne s’agit pas d’une
Mitzva éducationnelle complète captant la totalité de ce que le vocable « éducation »
recouvre, au point de lui adjoindre une autre Mitzva, dont les contours restent
à définir, mais qui resterait indispensable pour bâtir un jeune juif (ou une
jeune juive) digne de ce nom
Le Mechekh Hokhma aborde ces questions de façon sibylline
dans un de ses commentaires de la Paracha Vayera.
Introduisons le passage de la Paracha en question. Dieu a
prévu de détruire Sodome et Gomorhe, les anges chargés de l’opération sont sur
le point de s’y rendre après avoir rendu visite à Avraham. Et là, apparaît une
sorte de monologue intérieur divin, probablement unique en son genre dans toute
la Thora, où Dieu se parle à lui-même.
« Vais-je taire à Avraham ce que je veux faire ?
Avraham ne doit-il pas devenir une nation grande et puissante et une cause de
bonheur pour toutes les nations de la terre ? »
« Car si je l’ai aimé, c’est pour qu’il prescrive à
ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie de Dieu en pratiquant la
vertu et la justice ; afin que l’Eternel accomplisse sur Avraham, ce qu’il
a déclaré à son égard ».[5]
Formidable passage, où Dieu sait qu’il devra « endurer »
une discussion sans issue avec Avraham sur l’avenir de Sodome (elle sera
détruite malgré l’intervention d’Avraham), mais qu’il la lui doit compte-tenu
de la mission et du destin qui lui est promis.

Cette Mitzva d’éducation n’est donc pas juste une mesure
technique garante d’efficacité, mais au contraire le cœur et le principe
essentiel de la raison pour laquelle Avraham a été distingué. Pourquoi Avraham
a été choisi pour porter le projet divin ? Parce qu’il est un éducateur et
ce n’est pas un hasard si Avraham est l’unique personnage de toute la Thora à
mériter ce qualificatif. L’éducation informelle n’est donc pas juste une
méthode intéressante, c’est au contraire le vecteur incontournable par lequel
le projet abrahamique peut se déployer.
On pourrait prendre le risque d’extrapoler ce Hidouch du
maître de Dvinsk :
-
L’étude et la pratique de
la Thora seules ne suffisent pas à accomplir complètement l’objectif que
poursuit Dieu pour le peuple juif. Il faut y ajouter une dimension
existentielle où l’exemplarité et la volonté de faire vivre au quotidien des
valeurs non pas théoriques mais passant par la pratique régulière deviennent
essentielles
-
L’objectif suprême, tant de
l’étude et la pratique de la Thora que de l’éducation par l’exemple, sont de
faire des hommes et des femmes pratiquant Tsedaka ouMichpat, traduits plus haut
par « Vertu et Justice ». Où l’on retrouve aussi une forme d’inspiration
du discours prophétique ultérieur, parfois occultée par nos sociétés plus
formatées pour l’efficacité, l’intensité existentielle ou la volonté de
protection des « dangers extérieurs »
-
Le Mechekh Hokhma le dit
explicitement : autant la Mitsva d’enseigner la Thora est réservée aux
garçons, autant cette Mitzva de Hinoukh s’adresse autant aux garçons qu’aux
filles[9],
preuve que si le chemin est différent, il n’est pas question de laisser quiconque
de côté lorsque se pose la question centrale de l’éducation de la jeunesse et
de son caractère quasiment exclusif dans la matérialisation de l’humanité de
demain.
[2] Le Rav
Sacks raconte notamment une anecdote savoureuse. Il a été amené à rencontrer
toute l’équipe du Département éducatif de l’Université Hebraïque de Jérusalem.
Plutôt que de se présenter normalement, il a été décidé que chacun dirait
pourquoi ils ont décidé d’embrasser une carrière dans l’éducation juive. Tous,
sans exception (y compris le Rav Sacks), ont mentionné l’importance de leur
passage en mouvement de jeunesse. Mouvements de jeunesse qui précisément ne
faisaient l’objet d’aucun département universitaire au sein des différentes
chaires de science de l’éducation !
[3] « Tu
l’enseigneras à tes fils ». Exégèse rabbinique : et donc pas à tes
filles
[4] C’est
par exemple l’avis du fondateur du mouvement Habad, Rabbi Schneour Zalman de
Liady dans son Choulkhan Aroukh Harav, Yoré Déa 246 :
[5] Genèse
18 : 17-19
[6] Michné Thora – Hilkhot Maakhalot
Asourot 17:28
[7] Le Rav
de Dvinsk est un des plus grands commentateurs de Maïmonide à travers la 2ème
de ses œuvres maîtresses : le Or Sameah
[8]
Proverbes 22 :6
[9] Le
Mechekh Hokhma prend ainsi position dans une discussion talmudique dans Nazir
29a entre Rabbi Yokhanan et Rech Lakich où on pourrait déduire de la position
de ce dernier que la Mitzva de Hinoukh ne s’applique pas aux filles