Vous connaissez bien sûr la blague du juif sur une île déserte ?
Ca fait 20 ans qu'il est tout seul, et soudain, un bateau vient le sauver. Alors avant de partir il fait visiter les lieux au capitaine:
"Donc là c'est ma maison à 3 étages, ici c'est le gymnase où je m'entraîne, ici c'est la synagogue, là-bas c'est le centre de recherche météorologique, de l'autre côté vous pouvez admirer le musée des arts primitifs, plus loin il y a la synagogue, ensuite..."
"Mais, s'écrie le capitaine, je croyais que la synagogue était là-bas ?!"
"Non, non celle-là c'est celle où je vais tous les jours, l'autre, ne comptez pas sur moi pour y mettre les pieds !"
Histoire de rire des dissensions et déchirements perpétuels qu'ont toujours connus les communautés juives...Mais la paracha est plus profonde que cela.
Elle nous relate une sorte de fin des temps, fin de la première partie de la Thora, après un affrontement violent entre Juda et Joseph.
Cette opposition, c'est celle qui traversera le peuple juif pendant plus de 3000 ans et, comme nous le verrons, jusque dans l'essence intime de la judéïté.
Reprenons: Joseph, on l'a vu dans une paracha précédente, c'est le politique, l'universaliste. C'est le juif qui n'est plus en Israël, il est en Egypte, il est coupé de sa famille et adopte les coutumes égyptiennes.
Sa vision du judaïsme, c'est que le juif doit aller à la rencontre des nations et des autres peuples pour faire avancer le monde.
C'est ce que symbolisent les 70 personnes qui descendirent avec Jacob en Egypte. 70 représente dans la tradition juive les Nations du monde.
Joseph, c'est celui qui fait en sorte qu'Israël se fonde dans les nations pour faire progresser l'humanité toute entière.
Juda, en revanche, c'est tout le contraire. Juda est très attaché à son père, à Israël, il n'arrête pas de le répéter toute la journée (c'est d'ailleurs lassant à la fin ces juifs qui n'arrêtent pas de revendiquer leur identité ;-)).
Il perçoit très clairement le risque de la position de Joseph: à trop vouloir se fondre, on risque de disparaître ! La spécificité d'Israël n'existera plus en Egypte !
Marx, Einstein, Freud, Spinoza, que de grands noms et que de grandes avancées dans la vie de l'humanité ! Mais où sont leurs descendants ? Sont-ils encore juifs ? Voilà ce que demande Juda.
Mais l'histoire ne s'arrête pas là !
Le peuple d'Israël, une fois rentré en terre promise, demande un roi. Dieu (c'est dans le texte de Samuel, vous regarderez) est pas très chaud. Pas chaud du tout même. Il fait une petite crise de jalousie en faisant bien remarquer qu'il était déjà roi et qu’il n’était pas nécessaire d'en avoir un autre.
Mais finalement, il leur fait plaisir et leur donne Saül. Puis David. Puis Salomon. Puis le schisme !Le royaume de Salomon se divise entre le royaume de Juda (les tribus de Juda et Benjamin) et le royaume d'Israël (dirigé par un descendant de Joseph).
Encore Juda contre Joseph.
Et là, pour les sceptiques, c'est plus la Bible, ce sont des évènements historiques. Le royaume d'Israël, plus riche, plus civilisé, beaucoup moins fidèle à la Thora et plus ouvert au monde sera détruit par Sénachérib: les 10 tribus qui le constituaient sont aujourd'hui perdues à jamais.
Le royaume de Juda fut finalement détruit 136 ans plus tard, mais les tribus qui le composèrent subsiste encore aujourd'hui: tous les juifs de par le monde (donc nous), à part les Cohen et Levi, sont issus des tribus de Juda ou de Benjamin.
Mais Juda sans Joseph ne peut suffire: on ne peut seulement se satisfaire de rester dans les hautes sphères spirituelles sans accomplir une vie politique et réelle.
"Ils sont bien gentils vos rabbins dans les shtetl à se prendre la tête. Mais qu'est-ce qu'ils font pour faire renaître une vraie vie politique, économique, sociale juive, pour s'ouvrir au monde ?"
Voilà ce que demande Joseph à Juda....par un curieux raccourci, les questions que se posent Juda et Joseph sont celles qui se posent encore aujourd'hui:"Faites attention aux attraits de l'émancipation, à la culture occidentale, vous risquez d'y perdre votre âme" n'ont cessé de répéter les maîtres du judaïsme depuis 2000 ans
"Y en a marre d'entendre les vieux rabbins des shtetls dire l'an prochain à Jérusalem tous les ans sans prendre aucune décision politique pour que l'Etat juif renaisse de ses cendres et que le peuple juif soit un peuple comme les autres" n'ont cessé de répéter les premiers sionistes laïcs.

Mais le Messie de Joseph, celui qui vise à insérer Israël dans le concert des nations, est nécessaire, mais ne suffit pas: le véritable Messie est le fils de David, donc de Juda. Celui qui garantira la véritable spécificité juive dans l'esprit national.
Dans le champ du débat intellectuel, si vous regardez bien, il n'est pas rare de voir s'opposer deux styles: Joseph et Juda.
Pour simplifier, les "Joseph" ce sont ceux pour qui la culture occidentale est sacrée, pour qui l'universalisme prime avant tout, pour qui le soutien à Israël ne peut évidemment pas être inconditionnel, pour qui le savoir académique s'est substitué à la Thora.
Les Juda, ce sont ceux pour qui la "chose" juive passe avant tout. Pour qui le respect de la Thora passe avant toute considération politique ou économique, pour lesquels le soutien à Israël ne peut être qu'inconditionnel, et pour lesquels l'assimilation est le pire danger.
Je caricature volontairement, mais vous le voyez, le débat n'est pas nouveau. Chacun doit aller vers l'autre car les deux positions sont issues de courants très forts de notre tradition....mais attention dit le Rav Kook, la position n'est pas symétrique: la fin des temps n'arrivera que lorsque le Messie fils de Joseph, après avoir accompli sa mission, laissera la place au fils de David qui, en tant que porteur de la tradition juive, pourra enfin faire entrer le monde dans les temps messianiques...